Le P. Florent BERNHARD,
décédé à Fadiout (disiriet de Dakar), le 23 février 1952 à l’âge de 60 ans et après 38 années de profession.


« Un Missionnaire est mort... » C'est ainsi que «Horizons africains», la revue du vicariat de Dakar, annonçait à ses lecteurs la mort du P. Florent Bernhard.

Située à une centaine de kilomètres au sud de Dakar, on longeant la petite côte, le village de Fadiout est certainement un des points les plus attachants du Sénégal.

C'est une île - pas à la façon de Gorée qui est vraiment cernée de tous côtés par la mer, ici un simple chenal fait la séparation d'avec le continent - c'est une île, puisqu'il faut laisser le véhicule à Joal, emprun­ter pour l'atteindre une de ces longues pirogues taillées d'une seule pièce dans le caïlcedrat, et pendant plus d'un quart d'heure, se laisser glisser au fil de l'eau.

Mais quel délice, cette traversée sans barre, où les fonds généralement médiocres vous laissent à peine craindre que la pirogue puisse chavirer, du moins par temps serein, en janvier par exemple. Les couleurs sont fascinantes: ciel immensément bleu, eau d'un vert glauque en. contraste avec le vert plus franc des palétuviers qui limitent le bras de mer à marée haute, tandis qu'à marée basse, le simple chenal qui reste en eau est bordé d'une vaste plage de sable gris-roussâtre.

Et c'est ce petit village qui vient de perdre son Père: le Père de Fa­diout est mort. Soyez tranquille, la chronique du «Figaro» n'en parlera pas mais nous traduisons du volof ce que la petite cité sérère en a dit: « Lu nu nâka réy na », c'est-à-dire.- « Ce que nous manquons est gros ».

En fait de traduction nous pourrions donner le nom de ce mort, tel qu'il figurera sur sa pierre tombale dans le cimetière de cette île étrange dont Emmanuel Mounier a dit : « Voici la préhistoire au bord de l'avenir » : Florent Bernhard de la Congrégation du Saint-Esprit , 23 février 1952

Si nous nous payons le luxe de parler de lui à l'occasion de ce petit événement qu'est sa mort, ce n'est certes pas pour la satisfaction des lecteurs qui ne le connaissent pas; encore moins pour lui qui se moquait éperduement de la réclame. Presque trop! C'est pour l'amitié. Et l'amitié est partiale. C'est sa satisfaction. Et aussi son originalité. Ce serait la satisfaction de l'amitié que de faire lire cet article pour son originalité.

Petit événement que la mort du Père Bernhard, curé de Fadiout. A l'échelle du monde moderne, qu'est-ce que c'est ? Un homme le remplace. Il y a bien les lamentations administratives des vides à remplir. Bah! tout s'arrange. Et le monde continue. Lui aussi, à sa manière, continue. . .

Faudrait-il faire sa biographie? . . Qui cela intéresserai-il ? ses néophytes du Gabon; ses petits orphelins de Saint-Louis; recueillis au presbytère, qu'on lui arracha à son «coeur» défendant; ses lycéens dont il dirigeait les études, toujours à Saint-Louis, et restent, encore au­jourd'hui, reconnaissants.

- Qui? ... les malades des hôpitaux de Dakar, dont il fut l'aumônier; les jeunes filles des Sœurs de Saint-Joseph ou de l'Immaculée Concep­tion de Castres, dont il fut le guide spirituel-, ce chœur de chant dont il fut le «maestro»; ces soldats et ces marins dont il fut le «foyer»...

Peu d'hommes, qui écrivent dans les journaux, ou qui sont des vedettes de la politique, avaient sa valeur humaine. A l'échelle ecclésiastique même, tous ceux qui «comptent» n'ont pas son caractère. Il a joui de cette méconnaissance qui font les, grands hommes lorsqu'ils savent s'y «enfon­cer» avec sérénité.

Docteur en théologie, docteur en philosophie, bachelier en droit ca­non; connaissant les langues classiques et les «vivant», quoique mortes; musicien de classe, photographe hors classe parlant français et allemand, volof et sérère et quelques autres. Amateur du cœur humain et apprécia­teur de la Vie, le P. Bernhard est mort, le dictionnaire grec sur sa table, curé de Fadiout. Je ne sais si je me fais comprendre, mais je trouve là un énorme paradoxe, à mourir de rire, si, comme Beaumarchais. on n'était pas près d'en pleurer.

Son mot magistral était: «muk», en volof; «niemals», en allemand; «Jamais», en français... Et cela voulait dire: Jamais rien d'accordé au mesquin, au rempant, à la frivolité, à la flatterie, au vil. S'il n'avait été un alsacien énigmatique, il serait un gascon. Et les mots, -c'est très bien-, mais il les a vécus et c'est plus rare.

Rare! ce prêtre était d'une loyauté hors pair; d'une franchise qui restait courtoise, d'une sincérité qui n'était pas de l'outrecuidance. Il savait reconnaître ses erreurs, mais restait fidèle à la Vérité. Qu'est-ce que la Vérité?... pour lui, il la cultivait dans Saint Thomas d'Aquin qu’il ne prenait pas pour une règle rigide mais pour un guide permanent. Les enfants de son catéchisme, à Kaolack, à Saint-Louis et à Dakar, par­laient de Saint Thomas comme d'une vieille connaissance. Un jour, une petite fille pleurait.. . «J'ai perdu mon Aquinas». Elle voulait dire qu'elle avait perdu son catéchisme. Toute sa vie le P. Bernhard consacra chaque jour une heure au Docteur Angélique. il en rayonnait!

En 1925, son curé, le P. Le Berre, disait de lui: «J'ai reçu un nouveau vicaire, très bien. Mais bien que Docteur de Rome, il a besoin d'apprendre beaucoup». Nous ne savons pas si le P. Bernhard a appris «beaucoup» dans le sens indiqué; ce que nous savons, c'est qu'il a beaucoup su. Ex­périence de la souffrance, de la vraie humilité, de la connaissance des hommes et des âmes, qu'il ne séparait pas. Social?. . . son boy et sa cuisi­nière avaient la valeur du nonce du Pape, sur la trame du quotidien.

Pour compléter ces lignes anonymes d'une saveur très originale, comme le reconnait l'auteur lui-même, donnons encore quelques détails sur les origines du P. Bernhard d'après les renseignements que nous a communiqués son frère, le P. Alphonse Bernhard, actuellement curé de Moernach, dans le Haut-Rhin, après avoir passé quatorze ans au Ca­meroun. Florent Bernhard était né d'un second mariage, à Achenheim, près de Strasbourg, le 3 novembre 1891. De la première union, le père avait eu cinq enfants. L'un d'eux, le second, Joseph, était entré, en 1893, à l'é­cole apostolique de Seyssinet. A la fin de janvier 1903, sur l'avis du më­decin qui lui trouvait la poitrine atteinte, on l'envoya de Chevilly à Pierroton (Bordeaux). Une pneumonie, qui lui survint par suite d'une impru­dence, précipita le dénouement et le 29 mars 1903, dimanche de la Pas­sion, le cher malade rendait sa belle âme à Dieu, alors qu'il n'était encore que minoré.

Avec le second mariage, la famille devait encore augmenter de six unités au nombre desquelles Alphonse et Florent. Profondément chré­tiens, les parents, tout en assurant le côté matériel, cherchaient surtout le côté spirituel dans l'éducation de cette nombreuse famille.

L’exemple de l'aîné, Joseph, avait attiré deux autres de ses frères dans la Congrégation. Quand une lettre arrivait de Seyssinet, le père, en­touré de tous les siens, la lisait et la traduisait, ajoutant à la lecture de salutaires réflexions sur la beauté de la vocation apostolique de Joseph. Dans la crainte de Dieu et l'amour pour l'Eglise, le foyer était semblable à une communauté religieuse: prière en commun, lecture de l'Epître et de l'Evangile tous les dimanches; une jeune sœur, Antoinette, douée d'une mémoire prodigieuse, devait répéter le sermon du curé, et elle s'en acquittait presque mot à mot.

Chargé d'une si nombreuse famille, le père n'avait comme unique ressource que le dur travail des champs pour., arriver à joindre les deux bouts; aussi ~les gâteries étaient-elles rares.

Après le départ d'Alphonse pour Saverne, survint le décès de Joseph; et le brave père, s'adressant à son fils, lui demanda: «Florent, veux-tu remplacer ton frère Joseph? - Oui, répondit-il». Et c'est sur cet acte d'obéissance qu'il partit à son tour pour Saverne et Knechtsteden. Doué d'une belle intelligence, il y fit de bonnes études et passa au noviciat, de Neufgrange où il fit profession le 18 septembre 1913. Puis il dut par­tir pour Rome; il en faisait une maladie et aurait souhaité qu'un autre fut envoyé à sa place, De Rome, il réitéra plusieurs fois en vain cette, demande, jusqu'à ce que l'entraîne la passion pour les belles études qu'il dut interrompre à la mobilisation de 1914. Pour éviter des ennuis à ses parents, il était rentré en Alsace où. il put assister à l'ordination et à la première messe de son frère Alphonse, L'autorité militaire alle­mande lui ayant permis de retourner à Rome, il le fit sans tarder.

Docteur en théologie et en philosophie, bachelier en droit canon, il rentrait triomphalement en Alsace après la guerre, et célébrait sa pre­mière messe au pays natal au cours d'une fête des plus réussies.

Le 10 août 1920, il s'embarquait à Bordeaux à destination du Gabon. Après un rapide passage dans les missions d'Okano et de Ndjolé, il était déjà à bout de forces et dut être rapatrié d'urgence l'année suivante. Alphonse, qui se trouvait alors à Douala, put le saluer sur le bateau, et comme son frère s'étonnait de le voir si maigre et si pâle, Florent lui répartit avec le sourire: «Bien sûr, ma poitrine est prise; mais on ne meurt pas si vite que ça! »

Il ne passa que quelques mois à Montana trop rapidement peut-ètre, et fut nommé aumônier du Sanatorium de Bligny, où il,resta trois ans. Il fit beaucoup de bien à ces pauvres filles dont il déplorait la misère morale, et il se disait inutile. « Je ne suis qu'un « Krüppel » ( un rien) quand je pense à toi, grand broussard », écrivait-il à son frère.

Le 10 novembre 1924, il reprenait le bateau à Marseille pour le Sènégal où, avec sa petite santé, il devait encore résister pendant plus de vingt-sept ans «transiens benefaciendo», ainsi que l'écrivait Mgr Guibert dans sa lettre de condoléance.

Terminons en reprenant la conclusion de l'article d'«Horizons Afrcains»: Nous nous trouverions très honorés, dans l'éternité bienheureuse, de rencontrer le curé de Fadiout, en Dieu, le Père Florent Bernhard, notre ami.

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