Le Père Jean-Louis CARADEC,
1877-1939


Naissance - En la commune de Plouider, canton de Lesneven, est né le 20 mars 1877, Jean Louis Joseph Caradec, fils de Jean Caradec cultivateur, et de Françoise Parc, demeurant au Goarivin sur cette commune. Les deux témoins furent Ambroise Gac, instituteur, et Jean Le Roux, cultivateur, l'un et l'autre domiciliés à Plouider; le premier signe, le second a déclaré ne savoir signer. Sur la réquisition de Jean Caradec père de l'enfant, qui signe.

Jeunesse - L'enfant suivit à Lesneven les classes primaires , et les études secondaires au collège Saint-François comme externe. Il avait 21 ans en quittant le collège. A son sujet, le directeur de l'établissement écrivit le 28 juin 1898 au supérieur de la congrégation du Saint-Esprit: " En réponse à votre lettre du 26 courant, j'ai l'honneur de vous faire connaître que le jeune Caradec, qui termine actuellement sa rhétorique chez nous, est un très bon enfant, doux de caractère, pieux, d'une conduite irréprochable autant du moins que je puis en juger. Malheureusement du côté de l'intelligence, il est assez peu doué : il occupe le 40ème rang sur 43 élèves. Je crois toutefois qu'avec de la bonne volonté et de l'énergie, il sera à même de faire des études théologiques. Je serais donc très heureux, Monsieur le Supérieur, que vous le receviez dans votre bonne maison. Daignez agréer, Monsieur le Supérieur, l'hommage de mes sentiments bien respectueusement dévoués en N.S.J.C. "

La Vocation - A sa demande de profession le novice raconta l'histoire de sa vocation : "Dès ma plus tendre enfance, j'ai senti en moi le désir d'être missionnaire, qui a grandi avec mon âge. Pendant le courant de mes études, j'ai subi quelques petites épreuves, grâce à de mauvais conseillers qui voulaient étouffer en moi ma vocation apostolique. Malheureusement je ne les ai que trop écoutés, en négligeant mes études pour partager leurs idées mondaines ; aussi suis-je arrivé à posséder, à la fin de ma rhétorique un maigre vocabulaire de grec et de latin : "tout juste, au dire de mes professeurs, suffisant pour faire de la philosophie et de la théologie." Malgré tout, le désir d'être missionnaire n'avait pas diminué en moi ; au contraire plus que jamais je brûlais d'envie d'aller au loin porter la parole de l'Evangile. Et au détriment de ceux qui voulaient me détourner de ma voie, j'entrais le 4 octobre 1898 au séminaire d'Haïti, près de Saint-Thégonnec , où j'ai passé un mois, et d'où je suis sorti sur le conseil de mon directeur qui me disait que j'étais fait pour la vie religieuse. Je fis alors une retraite chez les Bénédictins de Kerbénéat, qui me conseillèrent de solliciter mon admission dans votre congrégation missionnaire."

Durant son année de noviciat, le Père Genoud nota à son sujet: "Monsieur Caradec a eu pendant l'année un commencement de méningite. Il aura peut-être des difficultés à faire ses études. Il est prêt à se faire Frère, s'il ne peut continuer ses études." Ainsi, quoi qu'il arrive il sera missionnaire.

Le Missionnaire - Le P. Louis Caradec, profès des voeux perpétuels, de la Mission de la Guinée Française, est décédé à Langonnet, le 18 mai 1939, à l'âge de 62 ans, après 39 années de profession. C'est au noviciat de 1899 que je rencontrai, pour la première fois, celui qui allait devenir le P.Jean-Louis Caradec. C'était un jeune clerc, quelque peu voûté déjà, au visage osseux, avec un nez plutôt démesuré et qu'un coup de ballon devait désaxer pour le restant de ses jours... Un novice qui n'avait rien d'excentrique dans les manifestations de sa piété, celle-ci profonde et virile, du reste... Un disciple consciencieux et débrouillard, sans le paraître, s'étant acquis la confiance de ses supérieurs, ce qui se prouvait, en ce temps-là, par la gérance des charges principales. M. Caradec, pendant ses années de formation, fut chef de propreté et réfectorier... à perpétuité, pour ainsi dire... Il venait du petit collège municipal de Lesneven, où il était né en 1877. Cet établissemcnt était régenté par des prêtres, au milieu desquels se glissaient ordinairement des professeurs laïcs de l'Université. C'est ainsi que notre étudiant eut Gustave Hervé comme maître d'Histoire. La récitation du Veni sancte Spiritus, au début des cours, était de règle. Le Gustave Hervé de cette époque tirait, de sa poche, une carte de visite sur laquelle étaient écrits les premières paroles de l'invocation, le verset et l'oremus. Hervé lisait cela, sans conviction, on le devine, presque rageur.

Ses voeux prononcés à Grignon d'Orly, M. Caradec commença sa philosophie à Chevilly. Ce n'était pas un aigle, mais un homme de grand bon sens : ce qui valait peut-être mieux. C'était aussi un esprit très curieux, oh ! pas des subtilités d'école, mais des événements du jour, de ceux qui venaient extra muros. Pour satisfaire ce besoin, il prenait volontiers la dernière place dans les bandes qui se prétendaient les mieux informées. Un de ses grands amis, avec les Bretons qu'il ne renia jamais, était celui qu'on appelait le Docteur Maurice. C'était un ancien étudiant en médecine qui connaissait davantage Montmartre que l'amphithéâtre. Dire tout ce que le "carabin", fit avaler à M. Caradec est presque impossible.

Sans heurts, le scolastique suivit la filière, passant de philosophie en théologie; régulièrement, il prit part aux ordinations. Les obligations militaires l'avaient laissé à ses études; il était né, disait-il, avec le petit doigt de pied chevauchant sur le voisin et cette anomalie, complétée par d'affreux cors, qu'aucun "diable" ne parvint à résorber, le fit, surtout dans les dernières années, terriblement claudiquer.

En 1904, le P. Caradec fut désigné pour la Guinée. En y débarquant, il fut, tout de suite, pris par l'ambiance et il avouait ses larmes, en écoutant, pour la première fois, les Indigènes chanter leur Credo. Il dut rester quelques semaines avec le P. Ignace Stoffel, àl'annexe de Saint-Antoine. Huit jours après son arrivée, il attrapa une de ces grosses fièvres, auxquelles n'échappait nul débutant. Le vieux P. Stoffel (quel dommage que sa biographie n'ait pas été écrite !) estima tout de suite son jeune commensal. "Père Préfet, disait-il au P.Ségala, vous avez reçu quelqu'un qui fera quelque chose... " Et comme le P.Stoffel estropiait tous les noms, il ne tarissait pas d'éloges sur le P. Caradec,-qu'il appelait le "Père Ricardeau".

Quelques semaines de stage à Conakry, donc, et le jeune missionnaire prenait la route de Boffa. "Surtout, je vous souhaite de ne pas aller au Rio-Pongo, lui avait dit, au départ, le P. Hassler, qui en avait goûté... " C'était là qu'il allait. Il y devait rester trente-trois ans. Il partit donc. Par cotre. Un épouvantable mal de mer à la clef.

Le P. Martin Sutter dirigeait la station, depuis 16 ou 17 ans. On y faisait surtout la classe, et pas beaucoup de ministère. Le Père Caradec se mit d'abord à la langue. Cela ne veut pas dire qu'il prit beaucoup de notes, ni qu'il se lança en des méthodes compliquées et savantes. Il parla beaucoup avec les Noirs. Simple, joyeux, ayant toujours quelque chose à dire ou à demander, sa manière eut un succès rapide. Il arriva à une perfection qui n'a jamais été égalée. Quand il entrait dans un village et se mettait à hêler les gens, ses intonations étaient celles d'un vrai Soso.

Après " Mon curé chez les riches " n'imaginons pas un " Curé chez les Noirs ". Il serait bien difficile, du reste, de traduire, avec leurs gestes, leurs inflexions, leurs tournures, les sermons du P. Caradec. Quand, de la balustrade, il entamait un sujet sur les déficiences de ses ouailles, plus d'un baissait l'oreille dans l'assistance. Il y mettait un accent, parfois une ironie, inimitables. Il improvisait selon l'inspiration du moment. Le fonds s'en ressentait, c'est vrai, mais l'effet était obtenu.

En 1911, il devenait supérieur local. Fouineur de sa nature, on l'a dit, il connaissait toutes les histoires; il savait débrouiller toutes les généalogies des anciens négriers qui avaient fait souche dans la Rivière. Volontiers, il se rappelait les tares et ne se gênait pas pour les dévoiler. Cette science des faits et des hommes servit à sa popularité. D'autre part, il fut craint par certaines autorités qui le jugeaient indésirable, parce qu'il savait tout et, parfois immodérément, disait tout. Les Indigènes, eux, l'estimaient si proche, si ttparent " qu'on l'appelait "Pongas", jusque dans le Nunez, pour bien marquer qu'il s'était assimilé au pays.

Mais dame ! qu'il criait ! ! ! ... Il criait, dès le lever, après le chien qui se fourrait entre ses jambes, lorsqu'il descendait l'escalier pour aller à l'oraison... Cependant, c'était après l'action de grâces, quand il entrait au réfectoire, que les cris atteignaient leur maximum. Les internes étaient déjà au travail de propreté... ou devaient y être. De l'église, les confrères, en l'entendant, se demandaient si le feu n'était pas à la maison. Les enfants, eux, supportaient l'algarade, placides et résignés, comme une chose prévue au règlement, et, le lendemain, n'en étaient pas devenus plus diligents. Quand c'étaient les vieux qui recevaient la douche, ils s'en allaient presque satisfaits d'avoir été enguirlandés: "Dè nara, disaient-ils ; bonvè mara.." (C'est la bouche; le coeur n'y est pas). Il en fut quitte pour un nouveau surnom, on le baptisa : galanyi (léclair), parce que ses colères apparentes surgissaient et disparaissaient "comme le feu qui lèche le ciel".

Quelle belle et bonne communauté fut celle de Boffa ! Le Père Caradec y avait mis de la joie, de la gaieté, du large. Et puis, il eut de si excellents confrères !... Un saint, le Père Mell qui ne fut jamais mélancolique... le bon vieux Père Reeb .... le spirituel Père Bondallaz..., le joyeux Père Faou...

Assez vite, la longue barbe du P. Caradec s'entremêla de fils blancs. Alors, il prit vraiment figure de patriarche. La soutane ouverte jusqu'à la ceinture, une serviette de toilette autour du cou, quand il arrivait à l'étape, les gens sortaient de partout pour le voir et pour causer. Lui, de son côté, voulait tout contrôler. Il pénétrait dans les bois sacrés des Bagas, surprenant les initiés en pleines libations et s'imposant à la compagnie : " Pé ! leur disait-il, est-ce que je ne connais pas tout ? " Une nuit, il entendit des bruits de musique qui venaient de la forêt : il se lève, arrive dans une clairière, et, à la grande surprise du groupe, assiste à la danse. " Ne dis pas, au moins ce que tu as vu, lui recommandaient les acteurs. On nous empoisonnerait. " Et le Père promettait, non sans avoir, sur un ton enjoué, condamné ces coutumes stupides. Rencontrait-il un de ces types qui se font passer pour sorciers ? Une tape amicale sur l'épaule: " Allons voir tes fétiches ! " Bon gré, mal gré, il entraînait son homme, perquisitionnait, au milieu de grands éclats de rire. Même, en faisant cela, il ne froissait personne, parce que c'était "lui". Des hommes comme ça ne devraient pas mourir, tant le Noir ne croit qu'en la vieillesse ! Cette vieillesse, pourtant, venait à grands pas.

Un jour, dans un voyage sur le fleuve, il s'égratigna la main à une pointe rouillée de sa baleinière. Il n'y prit garde d'abord. Mais, parvenu à l'étape et s'étant donné la satisfaction d'un bon bain, il ressentit une vive douleur à la plaie. Que fit-il devant le mal ? Essaya-t-il quelque remède indigène ? Il l'a nié, mais la supposition reste. En tous cas, à l'hôpital de Conakry, on parla de lui couper la main, ni plus, ni moins. Heureusement, un docteur breton eut pitié de son compatriote et réussit à lui sauver les trois doigts de la main droite. Mgr Genoud, qui le voyait au dernier chapitre, comparait ce qui lui restait à une pince de homard...

Dans la nuit du 26 au 27 décembre 1933, l'église de Boffa devint la proie des flammes : ce fut un terrible coup pour le Père. Des sympathies très nombreuses vinrent le consoler; les dons affluèrent de tous côtés. On disait, par après et en plaisantant, que le Père Caradec avait mis le feu pour s'enrichir... En tous cas, le savoir-faire du Frère Jean valut à la Mission une de ces églises coquettes que beaucoup de paroisses de France envieraient. Le soir de la Bénédiction fut un des derniers triomphes du vieux Pongas...

L'antique maison de Boffa demandait de grandes réparations. Elles furent commencées pendant l'absence du supérieur, alors en France. A son retour, elles n'étaient pas encore terminées... Vieil homme, vieille maison !... On eût dit qu'il ne se reconnaissait plus dans son domaine rajeuni. Les nerfs prirent le dessus ; l'appétit disparut ; le sommeil était coupé de terribles cauchemars... En cet état de dépression générale, survint la mort du bon Frère Jean. Le Père Caradec se trouva anéanti.

Le Vicaire Apostolique, dix jours après le décès du Frère, voulut aller consoler ses confrères ; il trouva le P. Caradec prostré au possible et le ramena à Conakry. Un médecin fut consulté, lui prescrivit un séjour à l'hôpital. Le foie n'avait plus la grosseur du poing. Une ascite s'était déclarée et les ponctions quotidiennes donnaient un litre d'eau par jour. Trois' mois après son retour en Guinée, le P. Caradec reprenait le bateau. " C'est la fin pour l'Afrique, demanda-t-on au docteur ? " - " Non, pas seulement pour l'Afrique, répartit le praticien. " Cependant, il semblait que le Père dût faire mentir la science : à Chevilly, il se trouva mieux. De Langonnet, il écrivait au mois de janvier : " Je mange, je bois, je dors, je chante la messe à mon tour et je confesse même les bonnes soeurs... Si ça continue, je ne désespère pas de revoir encore une fois le Rio Pongo... "

Hélas ! un mot du P. Lacan, écrit de Bordeaux, le 16 mai, reproduisait un passage de la lettre que le P.Caradec venait de lui envoyer. C'était la plainte du bon ouvrier, sentant le soir de sa vie qui s'en exhalait. Le mot était daté du 16. Le 18, le missionnaire de Bofa s'en allait reposer dans la paix du Seigneur.

Le 2 juin, seulement, un billet mortuaire nous apprenait cette mort. Quand le P. Nicol, après le Salut du premier vendredi, en porta la nouvelle à l'assistance, on vit de vieux Noirs fondre en larmes... Et c'était là le plus beau panégyrique qui pouvait être écrit... Le Père Caradec avait aimé les Noirs, condition essentielle pour venir en Afrique et qui doit, malgré que cela paraisse superflu,être rappelé de temps à autre..'. Malgré leurs faiblesses, leurs défaillances, ses enfants dans la foi lui rendaient son affection...
C'est signé: R.L. Mgr Raymond Lerouge

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