LE F. CLAUDIEN DESSERVELTAZ
Not. Biog. IV p. 142-150
décédé à Conakry, le 22 septembre 1009


Le beau monument élevé par souscription publique à la mémoire du P. Martin Sutter, et l'humble croix de missionnaire plantée sur la tombe du cher Frère Claudien annoncent que ces deux religieux, si unis pendant leur vie, sont venus, à un an d'intervalle, se coucher côte à côte, au milieu de cette terre guinéenne que l'un et l'autre ont aimée jusqu'à la mort.

Né près d'Annecy, au bourg d'Albigny, le 30 juillet 1872, Louis Desserveltaz fut orphelin de bonne heure, mais à défaut de son père et de sa mère, il trouva dans les autres membres de sa famille, des parents plein d'affection pour lui. Placé, dès son bas-âge à l'orphelinat de Saint-Sauveur, il avait 17 ans lorsque. sa volonté d'être à Dieu et aux âmes fit demander son admission au Noviciat des Frères à Cellule. Avec un jugement droit, du tact et de la délicatesse, notre jeune postulant eût pu demander la faveur de commencer ses études : il préféra néanmoins être Frère et fut occupé au moulin de la Communauté. Ce genre de travail fut peut-être le premier sacrifice du futur religieux. Il accepta néanmoins avec esprit d'obéissance, préludant ainsi à de plus grands efforts et apprenant à dompter sa nature. La perfection ne vient pas tout d'un coup : la nature quelque peu frondeuse du jeune savoyard et cet amour de l'indépendance que nous portons tous en nous venaient quelquefois renverser les beaux plans du noviciat.

En ce temps-là, à Saint-Sauveur de Cellule, la basse-cour possédait les races les plus rares et les plus variées de gallinacés. L'échelle des couleurs sembla-t­-elle incomplète au jeune apprenti-meunier? On ne le sait. Toujours est-il qu'en une nuit il se fit une multiplication de teintes vraiment extraordinaire. Le matin, le poulailler s'éveilla dans les ors et les reflets de pourpre et d'azur : tous les vieux ronds de peinture étaient passés sur le dos des oiseaux privilégiés. Il paraît qu'un chapitre en règle « passa » également sur le dos de l'artiste improvisé, chapitre qui le corrigea à tout jamais du désir de marqueter les poules, même pour le plaisir d'amuser les novices...

La probation du jeune DesservelLaz élan[ achevée, celui ci émit ses premiers voeux dans l'oratoire (les Frères de la Maison Mère, entre les mains du P. Étienne Baur, et reçut le nom de Frère Claudien. C'était le 7 octobre 1891 Quelques jours après, il s'embarquait pour le Zanguebar. Placé à Zanzibar, il apprit le swahili et l'anglais et fut occupé à l'école de la Mission. Le Frère racontait souvent qu'il avait touché l'harmonium, pour la première rois, dans ce qui était alors l'humble cathédrale de Zanzibar, et que ses premières leçons et les premiers encouragements reçus lui avaient été donnés par son évêque lui-­même. Il donna les premiers coups de pioche pour les terrassements de la nouvelle église et dut revenir en France.

Depuis deux ans déjà, l'heure du service militaire avait sonné pour le F. Claudien, mais par suite de je ne sais quelles circonstances, on ne l'avait pas appelé. Enfin, sur la fia de juin 1895, la lettre de convocation arriva et le Frère partit aussitôt pour Marseille. Incorporé sur le champ dans les régiments alpins, le nouveau soldat se consolait des ennuis du métier à, la pensée d'échanger, à la fin de l'année, la tunique pour la robe et gagner Zanzibar. Il n'en fut rien, hélas ! L'avant-veille de sa libération, on vint lui annoncer qu'il n'avait point à se préoccuper du lendemain, et qu'on le gardait encore deux ans en activité de service. Le Frère ne se découragea point - il se mit au Morse avec courage et fut envoyé dans un fortin perdu dans les Alpes, loin des exercices communs qu'il pensait connaître assez, n'ayant pendant l'hiver que son fil télégraphique pour le mettre en relation avec le monde extérieur.

Enfin, le dernier jour des trois ans sonna. De retour au sein (le la Congrégation, le Frère demanda à retourner dans les Missions. Cette fois, il ne fut pas renvoyé au Zanguebar La divine Providence l'appelait à vivre et a mourir en Guinée Française. Il y arriva le samedi 7 janvier 1899 et fut placé à Konakry, où il devait rester jusqu'à la mort.

Pour dominer sa nature, le F. Claudien avait compris de bonne heure le besoin d'une règle, et il savait aussi que son caractère serait souvent en contradiction avec elle. Mais il était persuadé également que c'était dans ce heurt du « moi »avec la volonté de Dieu, dictée par la règle, que consistait pour lui le moyen infaillible et efficace d'arriver à la vraie sainteté. Le F. Claudien était aussi observateur qu'intelligent. Il avait ses plans à lui, il avait sa manière de faire, il aurait eu ses vues personnelles, - et qui souvent en valaient bien d'autres; un ordre de l'autorité venait-il renverser ses plans, contredire sa manière de raire et de voir, le frère en souffrait, en souffrait même beaucoup, mais il se taisait : jamais d'insistance pour l'aire prévaloir ses vues. Une remarque faite à tort ou à raison n'était jamais relevée. Les Supérieurs ne sont pas infaillibles, mais ils sont les représentants de Dieu - le frère le comprenait ainsi : il était trop délicat, d'abord, pour essayer de tenir tête à ceux à qui il devait obéir ; et ensuite il trouvait là une occasion d'avancer dans le renoncement. Le monde est souvent injuste à l'égard de ces tempéraments entiers, énergiques, tant soit peu récalcitrants au frein, mais qui, une fois domptés, font les vraies grandes âmes et les vrais hommes d'oeuvres. On ne devrait pourtant pas mesurer à la même aune ces natures riches, mais dont les angles ne sont pas arrondis, et ces gentils caractères qui, jusque sous le soleil des tropiques, n'ont aucun grand effort à faire pour être bons, affables, vertueux. Dans les premiers, on devrait plutôt faire attention au progrès obtenu qu'à la défectuosité qui reste encore. Cela ne veut pas dire que le F. Claudien fut le type de ces natures trop vives, mais cela laisse à penser quels mérites il eut à devenir un confrère aussi simple, aussi régulier qu'il le fut dans sa vie de communauté.

Deux autres grandes qualités du Frère furent l'amour du travail et la délicatesse, et parce que la délicatesse se reflète dans les oeuvres on peut dire que le travail du F. Claudien fut toujours un travail intelligent, fini, délicat autant que varié. Car, s'il y a des variations dans le travail, certes, c'est bien à Conakry où le Frère est tout et fait de tout. A peine installé à une fonction, il est appelé à une autre. De robustes travailleurs se sont fatigués à cette perpétuelle discontinuité dans les occupations commencées : lui, changeait et rechangeait, laissait une chose commencée pour en prendre une autre que souvent il n'avait pas le temps de finir, et il le faisait tellement bien qu'on eût dit qu'il se plaisait à ce flux et reflux continuel et que la monotonie eût été son plus grand ennemi.

Cette monotonie donc, il ne la rencontra jamais à Sainte-Marie, si ce n'est peut­-être dans les classes qu'il faisait sans grande jouissance aux quelques internes de la Préfecture, peut-être aussi dans ses promenades qu'il aurait préférées, loin des boulevards alignés, face à face avec la panthère ou l'hippopotame...

Il arrivait dans la colonie, à un moment où les écoles étaient confiées aux Pères du Saint-Esprit. D'une instruction modeste, le F. Claudien s'assit à son humble estrade et réussit d'une manière telle qu'au temps où les rapports officiels pouvaient encore reconnaître le zèle congréganiste, on lui décerna des éloges.

Le jeune cercle catholique, fondé par le P. Lacan, avait besoin d'un chef de musique; le Frère emboucha la trompette et, d'élève qu'il était, passa chef d'un seul coup. Il n'avait jamais fait de jardinage non plus, niais il n'était pas de ceux qui disent à priori : « Je ne sais pas ; on ne m'a jamais appris cela 1 » Il prit son jardinet à goût, remarqua les saisons propices, étudia les plantes, et récolta tant et si bien que, bon an mal au, ses salades et ses haricots payaient la pension de plusieurs de nos enfants. Dans ses voyages en France, près des connaisseurs, il prenait des notes, se perfectionnait et augmentait ainsi sa science expérimentale. Le vieil horticulteur qu'était le P. Ign. Stoffel, lui donnait des recettes qui étaient presque des secrets, tant ils étaient infaillibles. A l'école du F. Marcien, il apprit la greffe, et grâce à lui, les beaux manguiers de Conakry se multiplièrent en espèces aussi rares que délicieuses.

Il savait tellement qu'un frère doit être la main droite d'une communauté - ou plutôt les deux mains, qu'un jour, son jeune supérieur, quelque peu exigeant, lui demanda l'aide d'un coup de pinceau pour la chapelle de Conakry; l'ancien décorateur des gélines de Cellule prit simplement et joyeusement le pinceau et « frisonna » d'une manière plus que satisfaisante.

Organiste de la chapelle, il était redevenu chef de la fanfare du Patronage Catholique, et l'élément qui la composait étant majeure partie d'anciens élèves du Frère, cette nouvelle charge lui avait donné comme un regain de vie, alors qu'il se sentait déjà fatigué.

On le voit donc par la multiplicité de ses occupations, il ne laissa dormir aucune de ces prédispositions qu'il avait pour l'aire un peu de tout, et pour le. bien faire. Il fut le bon serviteur de l'Évangile ; il avait reçu du Ciel la finesse et la facilité d'assimilation : il fit produire ces deux talents surabondamment.

Mais ce qui était remarquable dans le frère Claudien qui, somme toute, pouvait deviner la place qu'il tenait, c'est que ce serviteur de Dieu ne se prévalut jamais de ses dons naturels. Il n'était pas un incapable qui reste à l'écart parce qu'il n'a ni [a force, ni l'occasion de se produire ; il n'était pas non plus de ces bruyants factotums qui font parade de l'universalité de leurs connaissances, apprécient dans leur intime - et souvent à haute voix - leur place et leur mérite. Malgré ses capacités, le frère Claudien resta toujours humble en communauté. Il devait, en se remémorant ses montagnes de Savoie, se rappeler qu'on perd souvent l'équilibre sur les hauteurs : aussi s'effaça­-t-il toujours et se persuada-t-il que sa place devait être la der­nière.

Il y avait trois ans que le frère Claudien était de retour. Les premiers mois de la ré-acclimatation se passèrent bien. Cependant, peu après, on s'aperçut que les forces diminuaient : le virage se colorait en cette teinte hélas 1 trop connue qui annonce les révoltes de biles et les menaces de l'hématurie. Au mois d'octobre 1908, le Frère partait en compagnie d'un enfant pour installer le petit poste du Bramayah. Le voyage fut, paraît-il, pénible. Entre autres choses, notre confrère resta toute une nuit dans un bateau, blotti entre deux caisses, sous la pluie d'hivernage, la tête plus lourde que l'estomac. Le lendemain, il avait à peine débarqué ses caisses qu'il fallut plier bagages. Comme Jadis ces armées qui abandonnaient le siège des villes sans en savoir le pourquoi, la petite caravane de ceux qui n'avaient qu'à obéir, redescendit, silencieuse, la rivière. On s'échoua en aval du fleuve chez un catholique, dans un endroit qui - pour quelques lunes - avait paru plus avantageux. Le Frère n'aimait pas ces reculs inexpliqués; d'ailleurs il n'avait rien à faire sur une propriété qui n'était pas la nôtre, Il redescendit à Conakry, on pourrait dire, triste et désenchanté, en tout cas fatigué. Il partit, sous prétexte de faire sa retraite, en changement d'air à Kindia ; la couleur bilieuse de ses traits sembla disparaître et les forces revinrent.

Cependant, ce mieux n'était que passager : les accès se multipliaient et il fallait. toute l'énergie du Frère pour ne pas se laisser aller à un repos mérité. Sentait-il lui-même qu'à force d'être maltraité par ces fièvres si terribles, il allait être terrassé par le mal? Un jour, au cimetière, il montrait aux enfants la tombe du P. Sutter, et avec cet air sibyllique qu'il affectionnait quelquefois, il leur dit en leur indiquant la place... qui attendait : « C'est ici que je viendrai me coucher ! » - « Si je ne vous avais pas, disait-il à un de ses musiciens, il y a six mois que je serais mort. » Et comme on lui objectait qu'il devrait se reposer : « Il faut marcher, reprit le frère, c'est le Devoir ! »

Son devoir, il allait le faire jusqu'au bout. C'était le dimanche 19 septembre, le Patronage Catholique donnait une petite soirée ; le midi, à la dernière répétition, le P. Orcel avait rem­placé l'organiste ordinaire. Le Frère en fut presque froissé ! Parce qu'il était un peu fatigué, allait-on le mettre au rebut? Aussi, le soir, il demanda à diriger sa jeune fanfare : il fit exécuter le premier morceau, mais force lui fut bientôt de quitter lasalle. Le terrible climat de Guinée tenait une victime de plus.

Le Frère s'alita; ses urines devinrent en[ noires : il n'en fallait pas douter : c'était la bilieuse hématurique. Le Père Sage, confesseur et compatriote du malade, s'étendit près de lui. Le matin, on essaya le calaya; cette fois, le calaya resta sans effet. Le midi, le Père lui apporta le saint Viatique après une confession faite dans toute la lucidité de son esprit.

Le Frère Claudien, malgré son extrême sensibilité, n'était pas un homme d'épanchements. Son acte de résignation dut 'être court, bref, mais sans réticence. Sans beaucoup de phrases et de formules, il s'était offert à Dieu dès le jour de sa profession : sa dernière donation dut se faire en peu de mots «carrément et énergiquement ». Depuis dix-neuf ans qu'il combattait en terre d'Afrique pour gagner son éternité, le sacrifice de sa vie dut lui paraître comme une chose toute naturelle, vers laquelle convergeaient toutes ses peines comme toutes ses joies, une chose qui se faisait... sans formules. Il ne laissa pas, à la vérité, de novissima verba à ceux qui l'entouraient. Ce qui vaut mieux, c'est que ceux qui se penchaient sur le lit du moribond remarquaient, au milieu de ce véritable martyre que sont, dans une bilieuse, l'appréhension des remèdes et le support des piqûres, des yeux qui s'allumaient étrangement, dans le demi-coma de la mort - l'homme nerveux qui se révoltait ! - puis tout à coup, un calme et une soumission extraordinaire : le religieux qui consommait le fiat de sa vie en offrant ses suprêmes douleurs pour la Congrégation, l'Afrique et sa jeune Guinée ! Or, ces gestes-là valent mieux que les plus belles paroles!

Cependant, les docteurs qui se succédaient dans sa chambre voulurent tenter un nouveau traitement qui nécessitait l'entrée du frère à l'hôpital. Etre conduit à l'hôpital ! une chose encore qu'il redoutait! Mais ne venait-il pas de recevoir le Dieu dont la volonté propre était de faire celle du Père qui est dans les cieux 9 Le Frère, lui aussi, fit taire la sienne et crucifia ses goûts une dernière fois. Il fut transporté à l'Hôpital Ballay avec beaucoup de précautions, et il fut grandement consolé quand le docteur, par condescendance, permit au P. Sage de coucher dans la chambre du malade. C'était le mardi 21 septembre, à 3 heures de l'après-midi ; le soir, les fidèles furent surpris de ne point entendre sonner le salut de la Saint-Mathieu : aussi la consternation fut grande quand on apprit en ville l'état du F. Claudien.

Vers tes six heures, le P. Sage revint de l'hôpital à Sainte-Marie, tout joyeux : le malade avait repris connaissance, il avait bu; les urines étaient redevenues claires : on pouvait commencer la prière de l'action de grâces ! Chimère ! Vers les 2 heures de la nuit, on vint réveiller les Pères de la Mission. C'était le docteur chef lui-même qui, mandé par téléphone, avait tenu à nous avertir de l'état plus grave. Les PP. Sage et Orcel coururent en toute hâte pour assister le cher Frère. Il était ait trop tard : La mort avait fait son oeuvre brutalement, presque subitement.

Le lendemain, les cloches annonçaient à la cité qu'un nouveau deuil frappait la Mission. Le corps du défunt fut transporté, dès le matin, de l'Hôpital à la Préfecture et exposé dans la grande salle du Patronage transformée en chapelle ardente. Toute la journée, les Catholiques se succédèrent pour rendre leurs derniers devoirs de reconnaissance envers leur bienfaiteur et ami. Le soir, dès 4 heures, la cour de la Mission se remplit d'Européens et d'indigènes. Le P. Stoffel préside la funèbre cérémonie, et quand, au sortir de l'Église, l'orgue module, sous d'autres doigts, le chant si beau du Deducant te Angeli, la foule est énorme dans la Grande-Rue.

Humainement parlant, il n'est plus au milieu de nous, ce religieux plein d'énergie et de vaillance surnaturelles. Deducant te angeli ! Les Anges, nous en avons la ferme espérance, l'ont conduit près du Père qui donne les justes récompenses pour les combats de la terre Aussi nous croyons que, de là-­haut, il regarde encore sa chère mission et ses oeuvres, qu'il intercède pour elles, et qu'il les protégera !

Raymond LEROUGE.

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