Le Père Étienne DIDIER,
1913-1949.


Le 4 octobre 1949, s'éteignait doucement, emporté à 36 ans par une fièvre typhoïde extrêmement toxique, le jeune Père Marius Étienne Didier, modèle de religieux, de prêtre et d'éducateur. Il s'en est allé en pleine force de l'âge et de toutes ses capacités, qui étaient grandes. In brevi explevit tempora multa.

Partout où il est passé, il a laissé un souvenir ineffaçable de droiture intransigeante, de maîtrise personnelle, d'oubli de soi, de générosité, de dévouement, de piété virile et de zèle dévorant au service des âmes. De ces qualités il avait puisé les germes au foyer où il naquit le 29 octobre 1913, à Fort-de-France. Aussi avait-il gardé très vivace le culte de sa famille, malgré une extrême réserve à l'égard de tous les siens, par crainte de se laisser "accaparer".

En juillet 1948, au mariage de son jeune frère Marcel, il s'écriait : "Nous n'avons pas connu notre papa ; mais on nous a appris qu'il a fait son devoir jusqu'au bout, et que nous avions le droit d'être fiers de sa mort. Gardons la grande leçon d'héroïsme qu'il nous a laissée."

Ce père, militaire de carrière, était en congé en France avec sa jeune femme et son enfant âgé de dix mois, lorsqu'il fut surpris par la déclaration de guerre du 2 août 1914. Il aurait pu continuer une vie confortable de sous-officier d'administration ; mais il n'était pas - pas plus que ne le sera son fils - de la race des pantouflards et des embusqués. Il passe l'examen de sous-lieutenant qu'il avait préparé, et qu'il réussit seul sur une quinzaine de candidats. Puis il demande à partir au front. Il fait deux ans de campagne. La mort l'attendait dans un coin de Champagne, le 2 janvier 1916.

C'est Étienne qui reçut, en ses nom et place, les décorations qui lui furent décernées à titre posthume : la Croix de guerre, le 14 juillet 1917, et la Légion d'Honneur, le 5 octobre 1921. On s'imagine la fierté du jeune bambin de 4 et 8 ans, à voir luire sur sa poitrine ces belles décorations gagnées par son papa au prix de son sang. Déjà précoce, il dut frémir à cette belle citation qui, ponctuée par deux sonneries de clairons, précéda la remise des décorations : "Sous-lieutenant DIDIER Marius, 110e Batterie de 240 du 30"- Régiment d'artillerie. Officier plein d'entrain et d'un courage superbe. Depuis le début de la campagne a constamment sollicité les missions les plus périlleuses. Le 2 janvier, après un tir extrêmement efficace de ses pièces, et pendant une violente riposte de l'artillerie ennemie, a fait abriter son personnel dans une sape, restant le dernier et le plus exposé à l'entrée de cette sape, où il a été tué par un obus."

La leçon du père avait porté. A cette leçon, Étienne joignit celle de sacrifice et d'abnégation chrétienne que sa mère lui avait toujours enseignée. Cette mère admirable, veuve de bonne heure, reporta sur ses enfants (dont le second était né à Bordeaux, le 22 février 1915) toute son affection. Elle ne vécut plus désormais que pour leur éducation et surtout pour la vocation de son Étienne. "Déjà tout petit, disait celui-ci dans sa demande de prise d'habit, j'ai eu comme ambition d'être prêtre, de pouvoir moi aussi dire la messe. Je confiai mon désir à ma mère.

Nous ne sommes que deux enfants, mais elle consentit avec bonheur à donner un prêtre au Bon Dieu." Étienne garda à sa maman une reconnaissance profonde et délicate, encore que réservée : du jour où il fut prêtre, il ne consentit plus à l'embrasser. Mais il suffit de lire les notes semées dans ses cahiers intimes pour voir que ce respect à son sacerdoce n'avait rien retranché à son amour filial. Au toast du repas intime qui suivit sa première messe il s'écriait : "Chère maman, à qui je dois plus particulièrement ma vocation sacerdotale et qui a tant souffert avant cette heure, c'est toi d'abord que je dois remercier. Un cœur de prêtre se forme souvent au contact d'un cœur de mère ; tel a été mon cas et j'en bénis Dieu."

C'est en 1920 que le jeune Étienne était entré en neuvième au séminaire-collège de Fort-de-France. Il y continua ses études jusqu'en troisième ; l'institution n'avait pas encore les classes de seconde et de rhétorique. Il y fut un excellent élève, mais n'avait rien d'un saint de vitrail : il était turbulent, casse-cou et batailleur à l'excès. Souvent il rentrait à la maison, la chemise en lambeaux. Et devant les récriminations de sa maman, il haussait les épaules en disant: "Aussi, pourquoi m'achètes-tu de l'étoffe de filles." Et quand il avait dit cela, il avait tout dit. Pour les filles il avait un souverain mépris et presque une répulsion.

Un jour on l'avait envoyé servir la messe à l'ouvroir des Sœurs de St Paul de Chartres. C'était la première fois qu'il y mettait les pieds, ce fut la dernière. Il jeta un regard sur la chapelle, pleine de pensionnaires, eut un recul et se disposa à faire demi-tour, en s'écriant: "Il y a trop de filles là-dedans ! " On eut beau essayer de lui faire entendre raison, rien n' y fit. Il s'en alla.

Avec les garçons, c'était autre chose ! On pouvait se mesurer. Et il se mesurait, trop souvent au gré de ses maîtres. Aussi tous ses bulletins de notes portaient-ils comme un refrain : "Excellent élève, mais trop batailleur." Excellent élève, il le fut constamment et se plaça* souvent premier. Il apportait dans ses études le même amour de la lutte et la même ténacité. Là non plus il n'aimait pas reculer devant la difficulté.

Un soir il avait longuement "séché" sur une version latine. Déjà en pyjama, il se disposait, à contre-cœur, à gagner le lit quand, par la fenêtre, il voit passer, dans la rue Schoelcher, l'abbé Soubie, alors directeur du journal la Paix. Notre jeune latiniste, oubliant sa tenue sommaire, dégringole les escaliers quatre à quatre et court ainsi en pyjama dans la rue principale de Fort-de-France après l'abbé sauveur. Celui-ci, bon prince, revint sur ses pas et expliqua les difficultés proposées. Après quoi, Etienne finit sa version et s'en fut se coucher, l'esprit satisfait. Son devoir était fait. Madame Didier voyait venir avec inquiétude le moment où, les études finies au collège, il faudrait confier son Étienne à des éducateurs qui n'avaient pas grâces d'état pour former un futur prêtre. Et celui-ci lui affirma que, plutôt que d'aller au lycée, il préférait arpenter les rues de Fort-de-France. Il fallait donc envisager une autre solution.

Dès la fin du deuxième trimestre de sa classe de troisième, Étienne s'embarquait pour la France. Une quinzaine de jours après, il arrivait à l'école apostolique d'Allex (Drôme), où il retrouva un certain nombre de ses compatriotes et l'affection paternelle des Pères Benoît et Girard.

Là, il se heurta à une difficulté qui eût désarçonné tout autre que lui. Il arrivait, élève de la section B, dans une troisième A, où les élèves avaient déjà fait trois ans et demi de grec. Allait-il demander une exemption ? C'est une chose qu'il a toujours ignorée et qui l'eut diminué à ses propres yeux. Il se mit au grec avec acharnement. Et comme il n'avait pas encore quatorze ans, il préféra redoubler sa classe de troisième, que d'ailleurs il n'avait pas achevée. Moyennant cela et quelques répétitions particulières, non seulement il rattrapa ses camarades, mais réussit à les dépasser. Il était magnifiquement doué, aussi bien pour les mathématiques que pour les lettres, les langues et même la poésie.

Ses études secondaires terminées, il passa au noviciat d'Orly. Il s'y adonna de toute son âme à sa formation religieuse. Mais là, est-ce le fait de la contention ou du surmenage précédent ? il commença à être pris de violents maux de tête, à tel point qu'il dut interrompre son noviciat. Il revint donc, la mort dans l'âme, à Allex auprès de sa maman, qui depuis trois ou quatre ans, y avait suivi son Étienne pour continuer à veiller sur sa chère vocation.

Il y passa l'année scolaire 1932-1933 à se reposer, en aidant de tous ses moyens sa chère école apostolique. Pendant cette année de demi-repos, il eut la grande joie de participer, avec une délégation des Petits Clercs, au pèlerinage de la Jeunesse Étudiante française à Rome. Il garda toute sa vie l'impression de grandeur et de beauté qui se dégage de la Ville Éternelle et surtout le culte du Souverain Pontife qui, pour lui, personnifiait en toute vérité le Christ. Aussi n'a-t-il jamais pu admettre que l'on discutât la parole du Pape, qu'elle fut ou non ex cathedra.

En 1933, il allait avoir 20 ans, l'âge du service militaire. Le docteur de sa famille conseilla et même ordonna un retour au pays natal Étienne revint donc à Fort-de-France faire son service. Il aurait pu trouver une bonne place dans un bureau. Il ne le voulut pas. Il aurait pu loger en ville, comme la plupart de ses camarades : sa tante maternelle y possédait une belle maison de trois étages, et lui en offrit un pour lui seul. Il refusa. Il était soldat, il devait faire pleinement son devoir de soldat. Il ne sut jamais rien faire à moitié. En un an, il se fit si bien apprécier qu'il gagna ses galons de sergent et la réputation d'un sportif hors classe. Il s'était, en effet, affilié au "Club colonial" où il fut un excellent ailier droit, le meilleur, nous a-t-on dit, que le Club ait possédé, et qui assura à son équipe le succès dans toutes les compétitions de cette année-là à la Martinique : "Si l'abbé a le ballon, le but est marqué" disait-on parmi les spectateurs : Si l'abbé a ni balle là, but a maqué.

A son retour en France, en octobre 1934, il alla faire sa première année de philosophie à Cellule. Il y fut repris par ses malaises. Son évêque, Mgr Lequien, craignant pour lui le climat de la métropole, l'envoya finir ses études à Alger, au séminaire Saint-Eugène. Il lui écrivait très paternellement : " Mon bien cher Étienne, si j'étais moins occupé en ce moment, j'aurais plaisir à répondre un peu longuement à votre bonne lettre qui est chargée pour moi d'une joie sans égale. Plus qu'aucun autre de mes chers séminaristes, je vous ai suivi depuis votre très tendre enfance, avec l'ardent désir de vous voir "arriver"."

Se trouvant à Allex à la veille de la seconde guerre mondiale, il fut mobilisé immédiatement, mais on obtint pour lui une permission de 48 heures, au cours de laquelle il eut le bonheur de recevoir l'onction sacerdotale, le 3 septembre 1939, des mains de Mgr Pic, évêque de Valence, dans la chapelle de l'évêché. Ordination tout intime : n'y assistèrent que Mgr Soulas, vicaire général, le R Girard, un séminariste, sa maman et le frère Luc Auffray.

Le sergent-chef Didier, affecté en Algérie au sud de Gabès fut appelé en janvier 1940 sur le front des Alpes. Démobilisé au mois d'août, et rendu à la vie civile, il prit du service à l'institution Notre-Dame de Valence pour une année. Dès l'année suivante, un noviciat étant installé en zone dite libre, l'abbé Didier s'empressa d'y demander son admission, qui lui fut accordée.

Il recommença donc, ou plutôt poursuivit le noviciat interrompu dix ans auparavant pour raison de santé. Il fut là l'homme de devoir, de prière, et de fidélité à la grâce qu'il avait été partout. Il fit profession le 2 octobre 1942 et fut affecté sur place à Allex, comme professeur de troisième, sous-directeur de division et professeur de gymnastique. Il mena le tout de front et presque à la perfection du premier coup.

En 1947, le P. Beys, professeur de rhétorique, étant nommé à la tête du séminaire-collège de Fort-de-France, obtint que le P. Didier fût également affecté à la Martinique. Il y arriva donc pour le début de l'année scolaire 1947-1948, et fut chargé de la classe de troisième et des séminaristes créoles. Jusque là ces derniers étaient mêlés aux collégiens ; Mgr de la Brunelière jugea bon de les séparer, sinon tout à fait - ce qui se révéla impossible - du moins le plus possible. Leur directeur leur donna tout son temps et tout son cœur. Ils avaient leur conférence tous les soirs, et tous les matins leur quart d'heure de méditation, suivie de la messe dialoguée, àla chapelle de l'évêché. Les jeunes séminaristes qu'il a formés n'oublieront pas de sitôt, l'exemple et la doctrine de ce prêtre, en qui ils voyaient une réplique quasi parfaite du prêtre et du religieux.

Aux grandes vacances de 1948, le Père supérieur du séminaire-collège se voyant à la veille de manquer de professeur d'anglais, envoya le Père Didier à St Mary's College de Trinidad, se perfectionner dans la langue de Shakespeare. Il y fut accueilli par le P. Meanen qui ne se repentit pas de son accueil. Il écrivait dernièrement sa peine d'apprendre la nouvelle de sa mort et son assurance du bonheur éternel de ce parfait religieux "en qui transpirait tellement la sainteté."

A son retour de la Trinidad, il quitta la classe de troisième, pour la chaire d'anglais. Il y réussit merveilleusement; il faut dire que ce n'était pas une improvisation, le Père n'avait jamais cessé de pratiquer l'anglais et l'avait professé à plusieurs reprises en cinquième et en sixième. Aux grandes vacances de 1949, il voulut encore se perfectionner et choisit l'île de Sainte-Lucie, plus proche. Le décès accidentel d'un jeune missionnaire de là-bas l'obligea à accepter une grosse paroisse, celle de Dennery, où il se dévoua comme il savait le faire, sans mesure. Presque tout son temps se passait à l'église. Il ne manqua pas un dimanche de faire deux sermons, l'un en créole, l'autre en anglais. C'était beaucoup, nous serions tentés de dire beaucoup trop. Il ne resta à Sainte-Lucie que deux mois ne voulant pas manquer la retraite du district. Il rentra à Fort de-France le 6 septembre, mais hélas ! déjà touché par la mort, ... qui nous le ravit pour l'introduire au royaume céleste, le 4 octobre 1949.

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