Le Père Eugène EHRHART
décédé à Chevilly le 5 novembre 1949
à l’âge de 84 ans et après 58 années de profession.


On chercherait en vain, dans le dossier du P. Eugène Ehrhart, une lueur de cette bonhomie qui faisait le charme de son commerce; ce sont des notes, des lettres d'affaires dans lesquelles on devine plus qu'on ne voit les difficultés qu'il eut à soutenir. Il aimait la conversation et se livrait volontiers aux confidences. Il était très ouvert, mais son caractère aimable et enjoué perce à peine dans ses lettres. Ceux qui l'ont connu sauront bien suppléer à la sécheresse de cette notice faite surtout sur documents officiels.

Eugène Ehrhart naquit le 2 mai 1865, à Zillisheim, près de Mul­house. Son père était contremaître à la fabrique Dolfuss, à Dornach, tandis que sa mère vaquait aux soins du ménage.

A six ans, il entra à l'école primaire tenue par les FF. Maristes de Matzenheim, où il reçut une éducation chrétienne dont il fut toujours reconnaissant à ses maîtres. Il en sortit à quatorze ans, après sa première communion, et, après une année passée dans sa famille, il fut envoyé par le P. Herzog, revenu du Gabon, à Saint Joseph de Beauvais où il entra le 9 avril 1880. Il fut des l'abord un des grands de la maison; le P. Limbour le chargeait volontiers des commissions au dehors et des cor­rections à infliger. Sur ce point, il aimait, jusque dans sa vieillesse, ra­conter de savoureuses anecdotes qu'on ne couche pas par écrit.

De Beauvais, il passa au petit Scolasticat de Langonnet, en octobre 1883. Il y prit l'habit religieux, le 13 mai 1883, puis continua sans accroc ses études jusqu'au grand Scolasticat de Chevilly - où il entra en septembre 1886 - et jusqu'au noviciat, à Grignon (21 juillet 1890).
Ordonné prêtre le 1er novembre 1890, il fit profession le 10 août suivant.

Jusque là, tout se suit normalement dans sa vie. Il donne satisfac­tion en tout; son maître des novices, le P. Grizard, lui reproche cependant de manquer de générosité, de se laisser vivre sans effort, tandis que l'an­née précédente, au scolasticat, le P. Gerrer note qu'il met, un peu de solennité dans ses manières; ni l'un ni l’autre n'observe qu’il souffrait d'entérite. A Beauvais déjà, il s'en cachait le plus possible et il fallut une certaine aventure qui lui fut très pénible par les soins qu'elle exigea pour qu'il déclarât son mal. Il en fait pourtant confidence en 1891 au T. R. Père Emonet, comme les Constitutions le recommandaient « en vue de son placement ». Il demande à être envoyé en Afrique, mais dans un climat qui ne fût pas excessif, à cause de ses infirmités. Cette réserve lui valut d'être envoyé à Huila: il ne craignait pas la peine.

Une autre remarque se présente: la première lettre que nous ayons conservée de lui est de 1883 :il est en 4e , il a dix-huit ans. A voir cette lettre, on constate que son écriture, parfaitement formée, est la même que celle de ses dernières lettres à quatre-vingts ans passés. N'est-ce pas là un indice que son caractère ne s'est guère modifié durant sa longue carrière? Tel il était, jeune homme, tel il se montra à la veille de sa mort: toujours aimable et gai, on dirait: sans souci, si l'on ne savait com­bien son infirmité lui causait d'ennuis.

A Huila, il fut professeur au séminaire pendant une année. Au Tyi­vinguiro, il passa une année à l'orphelinat et fut chargé de la même fonction au Jau, toujours durant une année. Puis on le crut assez robuste pour quitter le Plateau de Huila. Il fut alors envoyé dans un climat plus rude pour fonder la station de Kihita. Il ne parlait guère de ses trois années au Plateau, car il aimait à conter et le faisait très, agréablement. De Kihita, au contraire, il avait gardé de vibrants souvenirs des inon­dations, de la famine, de la révolte des populations des environs. Il rappe­lait ces incidents avec une conviction telle qu'on pouvait douter de sa sincérité parfois, on se demandait même si, dans son récit, la légende n'empiétait pas quelque peu sur l'histoire vécue. Mais il devait bientôt passer par d'autres tribulations dont il n'à certainement pas exagéré le côté tragique.

En 1905, il revint en Europe, et comme il était bien fatigué, on le nomma économe, de la Communauté de Cintra. Là, tout se passait bien: le voisinage de Lisbonne valait aux Pères la visite des plus hautes person­nalités de la capitale; ce même voisinage leur valut aussi, à la révolution de 1910, l'irruption des révolutionnaires en armes. La communauté subit d'odieuses perquisitions et fut enfin réduite à prendre le train pour le Nord... Le P. Ehrhart montait en wagon quand il fut assailli par des bandes armées. « Sans fausse honte, j'avoue, rapporte-t-il, que je me suis cru perdu et je me suis préparé à la mort. Je ne voyais autour de moi que fusils, sabres, couteaux, révolvers; chacun brandissait son arme en hurlant. Plus d'une fois j'ai dû reculer pour n'être pas touché par un instrument tranchant; ces dignes représentants du peuple ne paraissaient plus des hommes, mais de vrais démons. Jamais, au fond de l'Afrique, je n'avais assisté à pareille scène. »

Il fut conduit au tribunal révolutionnaire au milieu d'une foule dé­chaînée, sa soutane portée devant lui au bout d'une perche, comme pièce à conviction. D'heureuses interventions le mirent hors de cause; devant ses juges. Il lui fut permis de se retirer et, grâce à la charitable hospitalité q’u'il reçut après cette nuit terrible, il put gagner la frontière, et rentrer à Paris où il arriva le 24 octobre avec l'un de ses sauveurs; il était en fuite depuis le 7.

A partir de ce moment et jusqu'en 1920, le P. Ehrhart vécut hors communauté. On en a conclu parfois qu'il avait peu de goût pour la vie commune et partant peu d'attachement à la Congrégation. C'est une grosse erreur. On a simplement oublié que son infirmité - son entérite - lui rendait, à charge cette vie commune, car il tâchait de voiler le plus possible les inconvénients qui en résultaient sans toujours y par­venir. D'ailleurs il a toujours agi avec l'approbation du Supérieur Géné­ral. Il eut en outre à venir en aide à sa famille fort éprouvée.

Au retour du Portugal, il obtint de faire un séjour au château de Sonnenberg, à Carspach (Alsace), converti en établissement d'hydrothe­rapie et de traitement naturel. Le Directeur de la maison, l'abbé Eller­bach, sollicita de le garder comme. économe et aide de l'aumônier qui était le P. Joseph Jolly (senior); on y comptait 300 baigneurs, dont une. quarantaine d'ecclésiastiques; une vingtaine de religieuses étaient char­gées du service.

A la déclaration de guerre, le P. Ehrhart passa en Suisse, comme au­rnonier des soldats français internés à Montana. Il y était voisin de notre communauté des Taulettes qui précéda celle de Notre-Dame, et était très heureux -de garder ainsi quelque contact avec la Congrégation. Son ministère auprès des soldats était intense, et malgré la faiblesse de sa santé, il y faisait grand bien.

En 1917, il abandonna l'aumônerie des soldats pour s'occuper des malades civils fort nombreux: un prêtre l'avait remplacé à son premier poste. La paroisse de Montana n'était pas encore constituée, et, à la fin de -la guerre, l'évêque de Sion éprouva quelque difficulté à régulariser la situation d'un aumônier bénévole de la station; il aurait en outre voulu que le Père demandât sa sécularisation. Devant ces difficultés, le P. Ehr­hart rentra à Paris.

Il fut nommé économe de la Maison-Mére, puis caissier à la Procure Générale. Dans ces deux charges qui demandent du tact, i~ se montra très accueillant pour tous; il savait rendre- service et attirer, toutes les sympathies. Le matin, il disaiît sa messe au 23 de la. rue Méchain, 'dans la pension pour dames tenue par les Soeurs de Saint-Joseph. Il s'en revenait de même pour accueillir à son bureau tous ceux qui avaient affaire à lui. Son sourire engageant mettait tout de suite à l'aise; et's'il ho pouvait satisfaire son interlocuteur c'est encore qu'il s 'y refusait. onne grâce Z net avec

A la déclaration de guerre, en 1939, on l'envoya à Langonnet avec les confrères de Paris et de Chevilly qu'on voulait mettre à l'abri de l'incertain, entre autres les PP. Pascal, Sigrist, Rémy et Stercky. Il avait 74 ans, Le séjour à Langonnet pouvait paraître peu attrayant pour ceux qui conservaient leur activité comme le P. Ehrhart. A peine arrivé, on lui offrit de remplir la fonction de chapelain au château de la Carrière.-la-Cropte, à trente kilomètres de Laval. La Comtesse d'Alès le reçut avec les plus grands égards. Elle avait sept enfants, dont quatre garçons mo­bilisés. Le service du Père consistait à dire la messe dans la chapelle du château, sauf le dimanche où il la chantait à la paroisse. .

Il sut s'occuper utilement. Il écrivait en février 1942: « Ma santé se maintient; mes bonnes jambes me permettent de faire tous les jours 5 à. 6 kilomètres dans la région des fermes où je visite en ce moment mes réfugiés pour leur rappeler que Pâques est tôt, cette année, et qu'ils ont à songer à leur devoir pascal. Ces courses à travers la campagne ont l'air de favoriser ma santé et me maintiennent en excellent appétit. Voilà pour mon vieux corps. Il en va de même pour le spirituel et, le moral. M. le Curé est un saint homme, un vrai modèle pour moi. il me rappelle le P. Pascal, mon ancien directeur de conscience. Puis j'ai à ma disposition deux belles bibliothèques, celle du château, la plus impor­tante, et celle de M. le Curé. Celle du château possède plus de deux mille volumes; on y trouve plus de deux cents Vies de Saints, des livres d'ascétisme en bon nombre. Je viens de terminer la lecture des trois vo­lumes du P. Saint-Jure, dans lesquels j'ai retrouvé les conférences que nous faisait le P. Gerrer durant notre Grand Scolasticat. Comme vous le voyez, je puis faire un peu plus de lecture spirituelle qu'autrefois, à mon bureau de la Procure, où vous prétendiez malicieusement que j'en étais toujours à la même page pendant des semaines..., Quant à mes lectures profanes, j'ai dans ma chambre les quatre gros volumes du Dictionnaire Apologétique de la Foi catholique du P. A. d'Alès, proche parent, de notre Comtesse d'Alès, J'en suis au troisième volume et si la guerre continue deux ans, j'aurai fini de lire le- quatrième et dernier volume... »

Le P. Ehrhart sut donc entretenir sa vie. de piété dans le milieu ou les circonstances le plaçaient. Il fit régulièrement renouveler, à l'instiga­tion de l'évêque du Mans, l'indult d'cxclaustration tant qu'il demeura a la Carrière-la-Cropte. Il y resta dix ans et rentra à Chevilly à l'automne de 1949. Extérieurement, c'est à peine s'il avait quelque peu vieilli. Tou­jours alerte, gai, riant, il se promettait de venir à la Maison-Mère au printemps suivant. Il avait 84 ans.

Dans les premiers jours de novembre, il souffrit d'une crise d'asthme très pénible. Le samedi soir (5 novembre), son état inspira des inquié­tudes. Le Supérieur, le P. Vogel, lui fit part de ses craintes et lui proposa les derniers sacrements. A 20 heures, il reçut l'Extrême-Onction et l'In­dulgence de la bonne mort, demanda pardon aux confrères et remercia Dieu qui lui faisait la grâce de mourir en Communauté. Il s'éteignit dou­cement le même soir, une demi-heure avant minuit.
A. Cabon

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