Le P. André GARNIER
décédé subitement, à, Grasse, le 20 novembre 1951,
à l’âge de 49 ans après 28 années de profession.


Le P. Garnier, de la Mission de Majunga, est décédé à Grasse, où il était en repos depuis un mois, le 20 novembre dernier. Il n'avait que 49 ans,. Il a du célébrer dans son cœur, quelques jours avant sa mort, ses noces d'argent sacerdotales, ayant été ordonné prêtre, le 21 décembre 1929, à la Maison-Mère. Ses malgaches eussent été heureux de le fêter, a cette occasion, à sa mission de Marovoay.

Voici quelques détails sur ses derniers instants, qui nous sont par­venus de Grasse. « Le Père Garnier était rayonnant et ne paraissait point malade; et cependant, la veille de sa mort, il fit la remarque à un de ses confrères que sa jambe gauche le faisait souffrir et semblait s'ankyloser. Etait-ce un avertissement ? Il ne le sut certainement pas et continua à sourire et à plaisanter comme d'habitude. Le samedi soir, après avoir récité les premières vêpres, matines et laudes de la fête de la Présentation, il passa un long moment à distraire un de nos confrères alité, lui racon­tant des choses édifiantes sur Madagascar, et termina par l'Ave Maria en malgache. Ce fut sa dernière prière ici-bas. A 4 h. 30, il demanda quel­ques renseignements au Frère Fidèle sur le fonctionnement de la douche. A 6 h., un Père trouvant le local encore occupé, revint à deux reprises, et, intrigué d'entendre l'eau couler et personne ne répondant à ses appels, il avertit le P. Supérieur. On se mit à la recherche du P. Garnier, et ne le trouvant pas, on força la porte de la salle de bains. Le Père était là, inanimé, étendu sur le dos. Le P. Laurent lui donna une absolution et une Onction. Le médecin lui fit une piqûre d'urgence et demanda son transfert à l'hôpital où tous les soins s'avérèrent inutiles: le Père avait succombé depuis deux heures à une ambolie foudroyante.

Deux jours, il resta exposé dans sa chambre, veillé par ses confrères et par sa mère et sa sœur, arrivées le dimanche matin de la Croix-Valmer.

La mort est venue à lui comme un voleur, mais si le Bon Dieu en a agi ainsi à son égard, c'est qu'il le savait prêt. Le mercredi, après la messe des funérailles, chantée par le Séminaire du Saint-Esprit, il fut déposé provisoirement dans le caveau des Pères des Missions Africaines, au cimetière de la Croix-Valmer

De son côté, le chanoine Durand, son curé depuis 1917, nous donne quelques détails sur son enfance.

« Le P. André Garnier est né à Saint-Cornier des Landes, dans l'Orne, le 28 juillet 1905, de parents très chrétiens. Il perdit son père en 1917. Quatre enfants étaient venus réjouir le foyer familial, mais deux fillettes moururent en bas âge. Restaient donc, à la maman désolée, André et Marie. Entouré des meilleurs soins religieux et doué d'une belle intelli­gence, le jeune André entendit de bonne heure l'appel de Dieu et bien vite résolut de se donner au service des âmes. Il entra au Petit Séminaire de l'Immaculée Conception de Sées. Ses études sérieuses, son caractère gai et primesautier lui gagnèrent bien vite l'estime et l'affection de tous ses maîtres et camarades. Dans le monde pendant les vacances, il ap­porta les mêmes qualités toujours attrayantes. La piété ne fit qu'augmen­ter avec son désir de se consacrer plus largement au Bon Dieu.

Le service militaire affermit encore ses espérances d'avenir. Mais là, son activité exubérante laissait déjà entrevoir que les limites d'une pa­roisse ordinaire du diocèse de Sées lui seraient trop restreintes. Il se risquait parfois, en effet, aux escapades, bien innocentes sans doute, mais susceptibles de sérieuses punitions dans le service militaire. Il se montrait vraiment trop habile à obtenir des permissions pour venir respirer l’air si réconfortant du pays natal. Et que d'expédients il dut inventer pour passer le corps de garde ! Un matin, lendemain de permission, je ne fus pas peu surpris de le voir arriver à ma sacristie, le doigt sur la bouche : « Surtout, n'en dites rien à maman -. elle en serait malade d'inquiétude ». Mais le retour dut se faire habilement car personne n'entendit parler de rien. Cependant, je me crus obligé de lui dire, un peu comme Mgr de Ségur au jeune, Augouard: « Le diocèse de Sées n'est pas fait pour toi; tu y ferais des incartades. Tu seras mieux chez les sauvages ». De fait, après son régiment, il rentra au noviciat d'Orly. Il fait profession et ar­rive à la consécration à l'apostolat en 1930, en bon scolastique obéissant et toujours content ».

Il reçoit avec joie son obédience pour Madagascar. Arrivé en octobre à Majunga, il part immédiatement pour la station d'Andriamena, à 400 km. dans le sud-est, aux confins du vicariat de Tananarive. Il ne tarda pas à y faire sa première incartade, dont il n'eut jamais de regret d'ail­leurs, mais qui calma ses humeurs extra viam. Il l'a contée tout au long, aux siens, car il fut fidèle à la lettre bimensuelle à sa maman. Comme, il savait raconter les menus ou importants détails de sa vie missionnaire.

Andriamena était une station récente, fondée en 29 par les PP. Poignant et Grenier. Il y avait un immense pays à parcourir pour dénicher, dans les replis des montagnes, les tout petits villages, blottis auprès d'une source et d'une rizière. Aussi, dès que le Père crut suffisant son bagage en malgache, il commença la visite de son district et l'on peut dire que sa vie s'est passée en majeure partie, à courir la brousse d'église en église. Son bourricot peinait à porter ses 90 kg., mais on se faisait des conces­sions et aux montées trop abruptes, on marchait côte à côte, en bons amis. Si le sentier se rétrécissait par trop, l'âne passait le premier et le Père le tenait par la queue, s'esclaffant, bien sûr. Ils étaient heureux tous les deux, et le soleil leur souriait. Voici l'esclandre qui ne l'émut pas, mais qui fit sursauter le R. P. Visiteur, malencontreusement de passage à la mission. Parti vers le sud de son district, le P. Garnier se trouvait à 5 ou 6 jours de marche d'Andriamena.
Il était absent depuis un mois et se savait à un seul jour de distance du P. Xatard, valeureux Père jésuite, plein de gaîté et célèbre par sa large hospitalité. L'idée ne mûrit pas longtemps de lui rendre visite; nous en aurions fait tout autant. Reçu à bras ouverts par le solitaire, trop heureux de revoir un confrère, on mit le branlebas dans la maison pour améliorer le menu. Le village fut alerté, car le basque et le normand avaient le diapason haut quand éclatait leur rire. « Demain, je suis obligé de partir pour Tananarive, dit le P. Xatard; venez donc avec moi, vous verrez la capitale; ça vaut la peine »; et le matin, les ânes repartirent avec leurs puissants cavaliers, jusqu'à Anjozorobe; et de là, une guim­barde les amena le lendemain à Tananarive. Le P. Garnier visite les égli­ses, les écoles, les ateliers des Pères, et il s'attarde surtout à la librairie et à l'imprimerie. Il fit impression avec sa barbe de fleuve et son visage épanoui.

Son rire qui cascadait attira si bien l'attention que le rédacteur de la Croix malgache le mit en première page, comme une illustre vedette. Ce fut la catastrophe.

Le journal arriva à Andriamena avant le P. Garnier, et le P. Supé­rieur le traduisit au Visiteur; il y eut palabre et le R. P. Visiteur ne pou­vant attendre le délinquant, consigna pour lui et la postérité, dans le cahier du chapitre, la désapprobation d'une pareille fugue, demandant au Vicaire apostolique une pénitence exemplaire. A son retour, un télé­gramme de Monseigneur enjoignait au Père de se rendre à Mandritsara. Il prit son baluchon et se mit gaiement en route pour dix bonnes jour­nées de promenade à travers les monts du Tampoketsa, et arriva toujours aussi souriant chez le P. Bovier, ne se rendant nullement compte de la grandeur de son péché. A Mandritsara, il troqua l'âne pour le boeuf por­teur, et pendant trois ans, il évangélisa le peuple tsimihety. Il eut la tentation, avoua-t-il, de rendre visite à notre confrère P. Jean-Marie Jouan. à Imerinandrozo - il n'en était éloigné que par deux jours de marche - Mais la leçon d'Andriamena avait servi, et il résista à la ten­tation.

Venu à Majunga, en 1935, pour y faire sa retraite, il fut retenu pour le Petit Séminaire. Ce fut quatre ans de latin et de littérature. Il s'y adapta très bien, comme en tout le reste, et ses élèves admiraient sa science de Tacite et de ses auteurs français. Cultivé, il avait un style et une phrase impeccable, il le montrera bientôt. Comme con­solation, il faisait le vicaire du P. Gasperment à la paroisse indigène de Mahabibo, et il fut un zélé du confessionnal, où il passait des heures, tous les jeudis et le samedi soir, sous la tôle surchauffée, à confesser le mil­lier d'enfants de nos écoles. Il avait aussi à prêcher tous les quinze jours; mais le P. Gasperment, toujours dévoré, était rarement prêt en fin de semaine. « Vous prêcherez demain, n'est-ce pas ? » disait-il au Père Garnier qui se laissa bien faire à plusieurs reprises, mais qui n'aimait guère ces ordres de dernière heure. Et un jour, il se rebiffa, un peu verte­ment. On ne lui demanda plus de prêcher.

En 1939, le R. P. Huré, devenu Supérieur religieux, dut abandonner sa charge de vicaire général et de curé de la cathédrale, et Mgr Pichot le remplaça par le P. Garnier. « Je crois avoir fait un bon choix, écrivait Monseigneur au P. Roupnel, alors en congé, j'ai choisi le Père Garnier, le dirigé de notre ami, le chanoine N., comme vicaire général. il sera comme un petit neveu... »

Le petit neveu se mit au travail, mais il avait ses idées. « Je suis curé ou je ne le suis pas ». Il lança les Croisés, les Coeurs Vaillants et aussi l'Action Catholique parmi les Européens et les créoles. Il trouva le temps, sous le pseudonyme de Razoky, de se faire le correspondant du journal « Lumière », édité par les Pères Jésuites de Fianarantsoa. Il s'at­taquait aux défauts et aux travers des Blancs, et il ne manquait ni d'art ni de polémique. Majunga ignorait l'auteur; aussi avait-il du plaisir, à recevoir des Européens, les opinions pas toujours amènes qu'il savait avoir déclenchées.

La grosse épine pour le neveu, curé de cathédrale, était que le Vi­caire apostolique était aussi curé, et de tout temps, il avait assuré la messe de 8 heures, le dimanche, et l'homélie. Le curé se sen tait gêné pour l'annonce des changements aux vieilles habitudes paroissiales. Il y eut des remarques, quelques éclairs même, le jour surtout où Mon­seigneur s'aperçut que les statues avaient déménagé de leur piédestal. Le Père adopta le silence, et n'ouvrit plus la bouche, ni aux repas ni en récréation. Deux normands, fussent-ils oncle et neveu, se souviennent de leur origine, et gardent quelque chose de leurs ancêtres, les vieux écumeurs de mer. La barque subit des embardées, mais tint la mer quand même. Le Vicaire général a suivi, à peu de jours près, l'Evêque dans la tombe : ils doivent bien rire aujourd'hui en se rappelant le passé.

Au début de la guerre, le Père est mobilisé, comme spécialiste de la météo au phare de Katsepé, à là pointe sud de Majunga. Là, c'est la détente, les bonnes vacances : les rires éclatent, que captent seuls les flots. Il célèbre la messe dans le phare pour les trois compagnons de son exil. On fait des signaux en face, quand le ravitaillement manque, et puis on belotte et rebelotte, attendant, sans impatience, la fin de la guerre. La démobilisation vint au bout de trois mois, et on reprit le rninistère avec une nouvelle fraîcheur, jusqu'en 1942, date où Mgr Wolff remplace Mgr Pichot démissionnaire.

A hommes nouveaux, personnel nouveau; c'est le rythme. Et le Vi­caire général devint vicaire de brousse à Marovoay... Il est possible que son silence obstiné, pendant de trop longs mois, y fût pour quelque chose ! Le P. Garnier ne fut pas émotionné et s'en alla, avec le sourire encore, dans les grasses rizières de Marovoay. Le soleil est brutal sur les canaux d ‘irrigation, chemins vivants du pays, et le Père transpirait 24 heures sur 24, se douchant quatre fois par jour pour adoucir les mor­sures de la bourbouille, qu'en fait il ne faisait qu'irriter. Cela ne le ren­dait ni morose ni acariâtre, et il ne perdit nullement ses couleurs.

Il était trop heureux avec ses paysans betsileo; aussi, ce beau temps qu’on avait cru lui imposer comme pénitence ne dura que dix-huit mois.

Directeur d'Ambato-Boeni avec un prêtre indigène, il y restera jusqu'à son départ en congé, en 1947. Là aussi, c'est le ministère et les tournées qu'ils se partagent. Tout ce qui est service matériel n'intéresse guère le P. Garnier. La maison aurait bien besoin d'être replâtrée, mais peu lui importe, habitué qu'il est à la vie de campement, toujours sur les routes au confessionnal ou au catéchisme ! Un lit pour dormir, cela lui suffit.

Il faut dire, en effet, qu'il était la statue vivante de la santé : jamais de fièvre, jamais de malaises; il n'a connu ni la migraine, ni le com­primé d'aspirine, encore moins l'insomnie.

Homme du matin, le soir il ne tenait plus les yeux ouverts et dor­mait malgré les charivaris d'une pleine lune en délire. On faisait du théâtre à dix pas de sa case, et les pitreries qui arrachaient des cris in­humains à la foule, ne rompaient pas son sommeil. Mais à 4 heures, le matin, il sautait du lit et n'avait aucunement besoin de boldoflorine. Quand la communauté se rendait à l'oraison, il avait acquitté une bonne partie de ses exercices. Après le repas de midi, il se lavait les dents et terminait son bréviaire, ne faisant pas de sieste. Il m'avouait, il y a peu de temps, qu'il n'avait jamais manqué ni à sa messe ni à son bré­viaire. Cela certes représente de la santé, mais peut-être ausi de l'hé­roïsme ! Ils le devinent ceux qui, comme lui, ont fait de longues jour­nées de marche sous le soleil d'Afrique, à pied, à dos de bourricot ou de bœuf porteur et plus encore dans la minuscule pirogue, tout le long des canaux de rizières, sous la réverbération aveuglante. Son bel appétit ne s'est jamais démenti. Le régime qui lui fut im­posé les derniers mois fut une réelle pénitence. Il m'en faisait confidence au banquet qui suivit le sacre de Mgr David, à Cholet ! Il n'avait besoin ni de piment ni de « kari » pour faire honneur à ce qui lui était servi; mais en revanche, il n'était ni gourmet ni difficile. Il trouvait bon la rous­sotte malgache, énorme chauve-souris fructivore qui, arrosée de cognac pourrait paraître dans nos meilleurs menus... cuite à l'eau, elle n'a rien d'affolant. Il ne reculait pas davantage devant le « sakondry », gros ver blanc nageant dans sa graisse; les oeufs de caïman ou la «jmaki » des fo­rêts, et bien d'autres mets encore, que Vatel ignorait ! Il avouait qu'il lui fallait trois poulets par jour ! Bien sûr, le poulet malgache ne ressemble que de loin à nos poulets de Bresse ! Squelettique, haut sur pattes, souvent à moitié nu, nourri de coups de bâtons et des quelques grains qu'il dérobe au pilon, il ne pousse aucunement à la gourmandise ! On plaisantait tout de même le Père sur ses hécatombes de poulets... Et il en riait.

Dans ses éternelles tournées de brousse, le Père ne s'est jamais fait suivre de caisse popote ni d'ustensiles de cuisine. Comme St Paul, il acceptait ce qu'on lui donnait, et, en fait, c'était, du 1er janvier au 31 décembre, plat de riz, poulet à l'eau et assez souvent sans sel.

Il n'a jamais rechigné, 25 ans durant. . . Oui, mais, dira-t-on, quel charme, quelle poésie, à visiter, à travers les immensités, les églises de brousse ! Péguy, Psichari ou Liautey, ont en effet chanté l'immense silence de la forêt, de la savane ou du désert; le lumineux poudroiement doré des étoiles, la plainte infinie des palmes à la brise nocturne... ils auraient pu y ajouter le glissement de la pirogue, sur le grand fleuve paresseux de la Betsiboka en saison sèche, fendant de sa proue les flammes d'une fourmi­lière de minuscules poissons phosphorescents... ou pourquoi pas non plus les oraisons bien chaudes, en cheminant, à l'heure où les étoiles s'éteignent et que l'horizon se teinte du plus chaud pastel ?. . . Mais la joie s’effiloche bien vite sous l'implacable soleil; le casque devient lourd, la sueur attise la bourbouille, la tentation de boire à la première rivière doit être combattue, au risque de ne plus résister à toute flaque d'eau, et de se sentir bien vite les jambes coupées. Mais il y a l'espoir d'arriver dans un village sympathique, où l'on vous fera fête; vous le devinez, sous la tache noire des manguiers, là-bas, au fond de l'horizon. Hélas ! que de déceptions ! Le village ? ... Il est parti tout entier à une cérémonie ritu­elle, pas toujours orthodoxe, aux funérailles pantagruélique d'un sakalave, riche en bœufs. Il ne reste au village que quelques vieux ou vieilles éden­tés. Le riz n'est pas pilé, les marmites sont crasseuses et la case grouille de vermine... et j'en passe. Les poètes du désert, eux, ont popote et cuisinier, rien ne manque sous la tente dressée. . On dit qu'à Fachoda, Marchand, rendant à Lord Kitchner la réception faite à bord de sa canonnière, avait encore plusieurs milliers de bouteilles de champagne pour le recevoir

Je sais aussi que l'ardeur de la jeunesse, la flamme du néophyte pare la vie de rose; mais tenir dix ans, vingt ans et plus, sans lassitude, avec le sourire, comme le P. Garnier, et désirer continuer encore, est un bel exemple et un beau palmarès spiritain !

Après 18 ans de séjour, le Père passe six mois auprès de sa mère et de sa sœur, La question se posa pour lui de rester en France pour être leur soutien; mais à la réflexion tous trois ne voulurent pas mettre de borne à leur générosité, et le Père repartit. Il y eut là un sacrifice qui compté dans la balance du Bon Dieu.

En Normandie, on se gelait les pieds; aussi, cette fois, c'est Maevata­nana qui lui échut, le coin le plus chaud de Madagascar, où les courants d'air ne sont pas à craindre. Le ministère reprit, avec un nouvel élan qui dura trois ans, jusqu'au jour où le Vicaire apostolique mit à la tête de la mission des prêtres malgaches; et le Père, sans emploi, redevint vicaire à Morovoay où il retrouva ses rizières et ses Betsileos. Mais cette fois, il a une jeep, et une jeep qui a fait la guerre et qui s'y reconnait dans les mauvais chemins. Je me cramponnais quand j'étais près de lui, car çà filait et on ne ratait pas un trou. Il ne connaissait rien à la mé­canique, et il a cependant toujours ramené la jeep au garage; et si quelques zébus ont eu des éraflures, il n'y a pas eu de plainte.. . seul, le petit mar­miton avait les côtes en long au retour. Il faut avouer cependant qu'on changeait trois fois par an d'amortisseurs ! !

Pour être complet, sans vouloir être trop long, je dois dire que le Père connaissait parfaitement le malgache, et un malgache littéraire. Ses sermons étaient toujours composés et immédiatement retenus en mémoire. Il aurait du faire la joie des malgaches, amateurs de l'éloquence fleurie des ancêtres; malheureusement, le Père n'avait ni la voix, ni l'oreille mu­sicale : ses préfaces étaient toujours inédites; aussi ne put-il jamais saisir parfaitement l'accentuation malgache. Cela lui jouait parfois de vilains tours par suite de confusions lamentables qui laissaient impassibles ses chrétiens indulgents, mais déridaient les gosses toujours et partout sans pitié.

En février 54, il arrive de tournée avec les mains enflées, le visage plus rouge et une éruption - de champignons, paraît-il - dont les déman­geaisons le réveillaient la nuit. Ne pas pouvoir dormir, c'était grave pour lui dont le sommeil était un des plus beaux dons de Dieu. Il accepte d'aller consulter le médecin à Majunga qui lui trouve 29 de tension, et lui signe son arrêt de mort s'il ne consent pas à se soigner. Comme c'était son temps de congé et que, d'autre part, des intérêts de famille le réclamaient en France, il rentre en mars 1954.

A Paris, l'Institut Pasteur le garde deux jours, et lui trouve du dia­bête. On lui prescrit un régime sévère qu'il va suivre après de sa mère, à St-Cornier des Landes. Bientôt la tension baisse et il diminue de poids tout en gardant sa belle tenue. Pendant trois mois, il fait l'office de curé dans sa paroisse en attendant l'installation du successeur de M. le Cha­noine Durand.

Au début d'octobre, il accompagne sa mère et sa sœur, employées à la Croix-Valmer, en qualité de lingères du Séminaire du Saint-Esprit, et enfin se rend à Grasse où il pense finir son congé. « Le soleil me ravigote, m'écrit-il, et je ne regrette pas les pluies normandes qui ont empoisonné mon été de vacances. J'ai vu le docteur hier; rien de bien nouveau; tou­jours régime sans sel : la tension est à 22. Soignons-nous, et départ l'été prochain ».

Soudainement, il est foudroyé ! Il lui fallait une mort rapide : il n'eut pas su se laisser soigner. Il était prêt, car c'était une âme droite, heu­reuse, jamais tourmentée, sans soucis inutiles. « J'ai fait ce que je dois; arrive que pourra ». Ce n'est pas lui qui se rendait malade pour un ma­riage disloqué, un chrétien passé à l'hérésie ou au schisme. Il avait fait son possible et il était prêt à le refaire; mais tout cela ne devait pas em­pêcher de dormir : c'était l'affaire du Bon Dieu.

Très personnel, il faisait rarement part de ses travaux de ministère. D'une totale et sainte indifférence, il ne se plaignait jamais, ni du régime, ni de la pauvreté; mais mauvais économe, il ne comptait jamais. Il sor­tait en vrac l'argent de ses tournées. « Voilà, disait-il, il y a de tout : des messes que j'acquitte, vente de chapelets, denier du culte, dons », et il partait se délasser en faisant des mots croisés.

Homme sans aigreur, jamais morose, content de son sort, bon à mettre à toutes les places. . . Quel bon sujet pour les Vicaires apostoliques à qui il manque trop souvent de pareils bouche-trou ! Il est le modèle du spiri­tain qui travaille sans gêner personne et que le Bon Dieu prend, sans avertir, dans son éternité.

Le P. Garnier repose à Croix-Valmer, au grand soleil, sous les pins maritimes qui chantent au vent du large comme les filaos de Majunga; sa maman pourra se rendre souvent sur sa tombe y refaire son don sans repentance.

A St-Cornier des Landes, une messe a été chantée pour 1ui devant toute la paroisse, et le premier guide de son âme, le chanoine Durand, était venu y assister, malgré ses 88 ans. Je sais qu'à Majunga à Tsarata­nana, à Ambato-Boéni, à Maevatanana et à Morovoay, beaucoup de messes seront dites pour lui; ils sont si généreux, nos malgaches, et le P. Garnier avait gardé tant de bons amis et de nombreux correspondants !

Il est le 4ème de nos missionnaires de Madagascar à être parti pour le ciel en cette année 1'954. Les quatre nouveaux de la dernière consécration ne sont donc que des remplaçants.

Le conférencier du 2 février, l'an dernier, à Majunga, avait décou­vert dans nos anciens bulletins une bonne tradition qui s'ébauchait alors et qui voulait que les Pères du St-Esprit et du St Coeur de Marie choisissent pour leur « dies natalis » un lundi, un samedi ou un jour de fête de la Ste Vierge. Tous les Pères décédés à Majunga ont en effet choisi un lundi ou un samedi, et le P. Garnier ainsi que Mgr Pichot sont décédés un samedi. Il est vrai que le Père a été baptisé un samedi, lendemain de sa naissance, et sa mère l'avait tout de suite offert à la Ste Vierge, car il était « si frêle et si chétif » qu'elle pensait bien qu'on ne le ramènerait pas vivant de l'église.

Tuus sum ego, salvum me fac.
P. Grenier

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