Le Père Joseph HARNIST,
décédé à Mulhouse, le 29 novembre 1968,
à l'âge de 62 ans et après 40 années de profession. BPF n°153 p. 170-175


Des amis m'ont envoyé un écho des obsèques triomphales que son village natal a célébrées en l'honneur du Père Joseph Harnist. Sans doute est-il désormais, avec son compatriote, l'abbé Bochelen, martyr sous la Révolution Française, un peu le seigneur du lieu, et ses amis ont-ils spon­tanément tendance à le prier autant qu'à prier pour lui.

Un autre écho m'est parvenu, que nul n'a songé à me transmettre, celui des lamentations, parlées sinon chantées, des Wamwila du Sud-Angola, lorsqu'ils apprirent le décès d' « Ovitoumou-toumou » , surnom qu'ils avaient donné au regretté confrère et qui veut dire bourrasque. « Ah ! notre Ovitoumou­toumu! » avaient-ils coutume de dire dans les écoles de brousse où il m'avait précédé, nous l'aimons beaucoup - twemouholé navi - et... nous avons bien ri avec lui » .

De plus d'un missionnaire, on dit qu'il est hors série ou pas comme les autres. Mais qui est comme les autres ? Qui est comme le Père José (on prononçait Soussè) ? Mieux que personne ne saurait le faire, sa dernière lettre, que je conserve pieusement, le dépeint « tel qu'en lui- même enfin » : « Notre revoir sera quand il plaira au Seigneur ! Accepte mes chaleureux remerciements pour les bons conseils que tu me donnes. Que tu te fiches de moi ou que tu écrives tout cela sérieusement... l'essentiel, c'est que je sache profiter de tes conseils. Tu connais ce pauvre Seppi depuis de longues années. Toujours le même ! et il en sera ainsi jusqu'à la tombe! ( ... ). Notre prédicateur est le P. Paquin qui nous explique d'une manière magistrale la vie intérieure en nous donnant des aperçus magnifiques sur le déroulement de l'action du Saint-Esprit dans nos âmes. Il n'a pas peur de dire les vérités. Je m'efforce de profiter de cette retraite ( ... ). Tu fais allusion à la mort du cher Père Gresser. Il était sûrement bien préparé pour comparaître devant le Juge Suprême. En attendant, prions pour le repos de son âme. Et espérons qu'un jour, nous soyons tous ensemble dans la maison du Père Céleste. Alors il n'y aura plus de souffrance ni de larmes, etc... (Apoc.). Ces lignes furent écrites deux mois avant...

De sa vie, que je n'hésite pas à qualifier d'exemplaire, essayons d'extraire le suc. Rien n'y est fruit de la facilité sinon la vitesse avec laquelle il écrivait. Après l'école primaire d'Illfurth, il fréquenta comme demipensionnaire le Collège épiscopal de Zillisheim, où il noua de solides amitiés.

Mais les études ne le dispensaient pas de travailler aux champs. Dans un autre esprit, d'ailleurs, que la Marquise de Sévigné. « A la sueur de son front » n'était pas pour lui une figure de rhétorique. Il fut même sur le point d'abandonner les études; mais un stage à Strasbourg, puis à Saint-Ilan,~ le décida d'entrer dans la Congrégation. Il était en troisième année de théologie quand je l'aperçus debout, dans la chaire du lecteur au réfectoire de Chevilly.

Un mois entier, au petit déjeuner, nous écoutions une morne série de sermons-essais sur le texte : « Si vous ne faites pénitence, vous périrez tous » . S'il y a une justice, aucun de ces auditeurs-là ne doit périr. ( « Dans l'Orient désert quel était notre ennui ! » ) . Il est vrai que le café au lait mitigeait la pénitence. Or, un matin, ce fut le tour de Monsieur Harnist. Je ne me rappelle pas ce qu'il a dit; mais il le dit avec une conviction et une flamme si extraordinaires, en s'appuyant comme il se doit sur l'Ecriture et les Pères, que le bruit des cuillers se fit plus discret et je crois bien que le cas échéant, nous l'aurions suivi et même précédé à l'échafaud. On ne parlait pas encore de charismes en ce temps-là, du moins pas si souvent...

Les travaux de terrassement, auxquels les scolastiques s'adonnaient avec entrain à cette époque, furent peut-être à l'origine de plusieurs cas de tuberculose pulmonaire. C'est ainsi que je retrouvai le Père Harnist, jeune prêtre d'une grande piété, au sanatorium de Montana. Le B.K. eut un moment raison de cet athlète, footballeur au shoot ferme et cycliste endurant. Comme la thérapeutique, en 1935, ne différait pas sensiblement de celle d'Hippocrate : air de montagne, repos, suralimentation, il lui fallut deux ans pour se rétablir. En vertu des deux dernières parties du traitement, d'athlétique il devint « un peu fort » comme dirait Obélix, mais sans perdre sa souplesse quasi féline. Toutefois, le repos ne veut pas dire inaction, et le Père Harnist, passé l'examen de juridiction, eut l'occasion d'être membre du jury pour d'autres candidats.

Dans cette Villa Notre-Dame, face aux miroitements féeriques de la chaîne dominée par le Weisshorn grandiose et inaccessible où, par beau temps, le Cervin et même le Mont-Blanc nous faisaient de l'oeil, notre confrère subit l'influence du pilier de la maison, le P. Cruz. Deux fois Docteur, titulaire d'une médaille d'or conquise à une olympiade théologique, celui-ci se plaisait à nous répéter que nous pouvions, « même sans médaille d'or, comprendre quelque chose à la théologie - modulo nostro, en somme - mais évidemment pas à fond, comme nous autres, professeurs ». Ardent propagandiste du culte de Notre-Dame de Fatima, on l'eût dit chargé par le Ciel de diviser rigoureusement les hommes en bons et en méchants, d'après leurs opinions politiques, car il avait connu les geôles de la République en 1910. Je n'ai jamais pu savoir ce qu'il entendait par «Mon Jésus, miséricorde » , son oraison jaculatoire favorite.

Guidé, enveloppé, couvé avec amour par un tel mentor, au demeurant professeur émérite. quoi d'étonnant que la timidité et le complexe d'infériorité du Père Harnist se soient développés, malgré son aspect de redoutable guerrier assyrien. Si l'on ajoute le souci constant d'accomplir avec régularité et minutie les exercices de piété, une propreté et un ordre méticuleux, une sensibilité et une intuition telles qu'on ne les trouve d'ordinaire que chez les femmes - les « personnes du sexe », disait-on encore -, on peut conclure que cet homme était fait pour souffrir et, disons-le, pour être un souffre-douleur. Cependant, on se tromperait lourdement à penser qu'il manquait de personnalité, qu'on pouvait lui faire avaler n'importe quoi, ou qu'il était d'accord du moment qu'il ne répondait pas ou prolongeait la phrase de son interlocuteur par un vague gémissement affirmatif. Il est même sûr que son guide bénéficia de son influence également.

En 1937, il gagna le Sud-Angola, District du Counène. C'est lui qui, deux ans plus tard, en compagnie du regretté Père Baug, m'accueillit à la petite gare de Sa da Bandeira. Sous le feutre des ecclésiastiques portugais, semblable au couvre-chef des truands de cinéma, son regard mi-rieur mi-sérieux en disait long : « Te voilà! Le train est en retard. Bien des choses t'attendent. Ce n'est pas toujours rose, mais c'est magnifique » . Ce « bien des choses », nous l'avons vécu ensemble, parfois sous le même toit, sous la même véranda, le plus souvent chacun dans sa Mission. Nous étions d'ailleurs trois anciens de Montana. (Le Père Noirtin pourrait compléter, confirmer, nuancer) .

Les dix premières années, le Père Harnist devenu « Padre José » fut placé dans les diverses Missions du Plateau d'Huila, au hasard des besoins (lu ministère. Il sillonna la brousse en vélo, en charrette à boeufs, à pied, évangélisant les pauvres. Les colons appelaient ça « passear » , se promener. Après une rechute, soignée derechef à Montana j'aimerais connaître le témoignage de ceux qui l'ont connu alors), notre vénéré Principal et initiateur, le Père Estermann, son cousin, le garda dans la Mission centrale de Sa da Bandeira. Il y resta jusqu'à son dernier congé.

On pourrait croire qu'à l'ombre de son illustre cousin, consulté par tout bantouisant ayant quelque renom, de l'homme qui connaît le mieux le Sud-­Angola en tant qu'ethnologue, linguiste et missionnaire, le Père José dût passer complètement inaperçu, sinon écrasé, effacé. Ce serait ignorer le rayonnement spirituel qui émanait de lui malgré lui. Son agitation inquiète contrastait, il est vrai, avec la calme assurance du savant qui poursuit inlassablement et méthodiquement son oeuvre, et j'ajoute, à l'intention de quelques critiques dont le zèle n'a d'égale que l'étourderie : de pair avec l'activité missionnaire. Mais, en plus de souffrances physiques variées et d'une propension à transpirer qui l'affligeaient sans cesse, notre ami possédait une chose que personne ne possédait à ce point. Quelle était cette chose ?

Il n'était ni constructeur, ni savant, ni humaniste, encore que peu tussent été capables de réciter comme lui, quand çà le prenait, de longs passages de l'Iliade ou de l'Enéide, qu'il maniât, fort correctement et avec esprit, le portugais et le lunyaneka et qu'il eût une connaissance enviable de la mentalité africaine.

Il n'était de l'avant-garde de quoi que ce soit, encore que, bien longtemps avant le remue-ménage post-conciliaire, il sût faire participer activement les fidèles aux actions liturgiques et que, sans notions théoriques des progrès de la psychologie et de la psychanalyse, on eût difficilement trouvé un analyste, pratiquement plus pénétrant, des profondeurs de l'âme humaine.

Presque totalement imperméable aux influences profanes, il se mouvait dans la spiritualité comme un poisson dans l'eau, j'allais dire qu'il frétillait de joie en compagnie de ses auteurs et de ses saints préférés et aussi au souvenir de ses amis qui lui avaient fait du bien, au scolasticat et ailleurs. Entreprendre un voyage de plus d'un jour sans D. Colomba Marmion lui paraissait impensable. Volontiers, il aurait ajouté à ses impedimenta tout ce qui concerne sainte Thérèse de Lisieux, D. Bosco, S. Pie X, le Curé d'Ars. Par­dessus tout, il était nourri de l'Évangile, de saint Paul, des Psaumes. L'éloquence sacrée, dont l'essai spectaculaire de Chevilly pouvait laisser augurer, l'avait quitté. Mais cette perte fut largement compensée par le rayonnement - j'y reviens toujours - d'une vie intérieure dont il dispensait comme à son insu la richesse croissante.

Cette vie restait intacte, malgré la curiosité des petits événements qui le démangeait. Par exemple, il ne pouvait s'empêcher d'analyser le pourquoi, le comment et les conséquences de l'entrée d'une camionnette dans la cour, ou de l'arrivée imprévue d'un personnage connu ou inconnu. Autre particularité : bien des gens auxquels il rendait visite ou qui le visitaient pouvaient s'étonner que son premier geste fût de consulter sa montre, ses premiers mots: « J'ai encore telle Heure du bréviaire à dire » ou « Je n'ai pas encore dit mon deuxième ou troisième chapelet » . Il se faisait également une montagne du côté matériel de la vie en général et des voyages en particulier, même si d'autres s'en occupaient pour lui. Voilà ce que signifiait sa réflexion quasi désespérée, sa lucide auto-critique : « Toujours le même! » Bourré de complexes, il l'était. Mais il était aussi la preuve vivante que les complexes n'empêchent nullement la sainteté ou -- si le lecteur craint une insoumission au décret d'Urbain VIII - la vertu. Un exemple entre beaucoup éclairera ce que je veux dire.

Les Noirs l'avaient surnommé, sans méchanceté, mais avec leur don d'observation infaillible : la bourrasque. C'est qu'il avait des colères subites à la vue d'un délit souvent mineur et qui lui faisaient tenir à l'intéressé des propos «terribles » , tels que: « Je pourrais t'étrangler! » Ce point culminant atteint, sa douceur reprenait le dessus, Il demandait alors pardon plutôt trois fois qu'une et congédiait l'individu après lui avoir donné une image, une médaille ou un bonbon, non sans l'accompagner d'un mélange de remontrances et de compliments jusqu'à ce qu'il fût hors de sa portée, le tout dernier mot étant une innocente plaisanterie ou une bénédiction ou les deux à la fois. Cela explique pourquoi nul n'a jamais hésité à l'approcher, même sachant que sa porte était interdite. Aussi était-il toujours assailli pour des affaires variées, mais surtout pour les confessions.

Martyr au sens large coin me nous l'avons vu, le Père José était aussi confesseur au sens précis d'homme du confessionnal. Ce meuble n'était pas encore devenu, comme aujourd'hui en bien des lieux, un objet d'intérêt historique et folklorique. Là, il n'y avait pas d'heure pour lui. Certes, quand les foules assiègent les confessionnaux, aucun missionnaire, digne de ce nom, ne s'esquive. Mais lui était assiégé en permanence. Un autre Christ - l'idéal pour un chrétien, plus encore pour le prêtre - voilà ce qu'il était. Il a eu la chance de n'avoir pas été saturé jusqu'à l'écoeurement par la logorrhée contemporaine, où il est question de témoignage, d'engagement, de dimensions, de ressourcements (ô Péguy!), et coetera.

Qui, l'ayant connu, n'a pas eu recours à travers lui à la miséricorde du Seigneur ? Combien disparaissaient quelques minutes chez lui pour en sortir pacifiés, réconciliés, renouvelés, qu'ils fussent analphabètes, érudits, manoeuvres ingénieurs, laïcs, prêtres, évêques, cardinaux, religieux. ou religieuses. Un contingent impressionnant de religieuses doit le regretter avec larmes; d'autres l'auront déjà accueilli au Ciel. Sa piété, sa tendre dévotion à la Sainte Vierge, son recueillement passionné quand il célébrait, sa finesse et sa délicatesse, son beau visage au sourire expressif avec parfois, un petit air de conspirateur, tout cela et ce que nous ignorons et qui est le secret du Roi, agissait spécialement sur cette partie du Peuple de Dieu, un peu comme l'aimant sur la limaille de fer. Il n'était pas toujours le confesseur ordinaire. Il était alors l'extraordinaire ou, du moins, celui qu'on va trouver enfin, le Père indispensable. Par un juste retour des choses, lui qui avait tant besoin d'aide dans les questions accessoires, il était, pour l'Unique Nécessaire (mettons : « le seul plat qui suffit » pour calmer certains exégètes), celui dont on a besoin... même pour ceux qui avaient pris l'habitude de le houspiller, de le faire souffrir ou de le plaisanter avec plus ou moins d'esprit, sur son appétit par exemple, ou sa peur de perdre du poids.

Celui dont on a besoin. C'est le titre qui me paraît lui convenir le mieux et sans doute n'y a-t-il jamais pensé. « Seigneur, je n'ai point le coeur fier, ni le regard hautain. Je n'ai pas pris un chemin de grandeurs ni de prodiges qui me dépassent. Non, je tiens mon âme en paix et silence » (Ps. 130). Il se croyait sincèrement le dernier - minimus - et tous les autres, plus doués, plus méritants. Ce qui reste à prouver, car rien n'est moins évident. « Mon ami, monte plus haut » . Il craignait parfois de s'être trompé de vocation, qu'il aurait dû être cultivateur, ouvrier. Or il vivait si intensément sa vocation sacerdotale et spiritaine qu'il est permis de s'étonner de ses doutes.

Il me reste à préciser deux traits de son caractère complexe et attachant. D'abord, toute méchanceté faite ou dite à un Noir - disons : à un africain - le faisait souffrir plus encore que si elle lui était faite ou dite personnellement. Il lui arrivait d'en pleurer, ce qui n'est pas une honte, je suppose. Ensuite, ceux qui l'ont connu, à qui il était lié d'amitié, qu'ils sachent qu'il n'en a oublié aucun, même s'il ne les a plus rencontrés ou si eux l'avaient oublié. Car il avait la mémoire et le coeur fidèles.

Maintenant, si quelqu'un, ayant eu la charité ou la curiosité de lire ces lignes, devait conclure qu'après tout, il y a beaucoup de Spiritains comme lui, une multitude de prêtres et de missionnaires comme lui, c'est que je nie suis vraiment mal exprimé...

Le Père Harnist nous manque désormais. Sa mort fut une consternation pour ses amis. D'ailleurs, il n'avait pas d'ennemis, tout au plus des gens distraits qui ne réalisaient pas ce qu'il avait de noble et d'exquis.

Opéré avec succès à la Clinique Saint-Damien de Mulhouse lors de son dernier congé, voilà qu'on le trouve inanimé après le petit déjeuner. Toute sa vie avait été une préparation consciente à ce moment où personne ne l'a assisté. Témoin, le manuscrit trouvé dans son bréviaire et reproduit sur l'image-souvenir : « Père, je m'abandonne à Vous, faites de moi ce qu'il vous plaira; je Vous remercie. Je suis prêt à tout, j'accepte tout. Pourvu que Votre Volonté se fasse en moi » . Et cette photo sur la même image: grisonnant, chargé de pensée et de bienveillance, on V voudrait qu'il nous dise quelques mots sur l'au-delà...

« Le Père Harnist nous a faussé compagnie » , dit Cécile avec une émotion continue. Je serais plutôt d'avis que le Seigneur lui a évité les tracas de la remise en marche et de tous les problèmes qui l'auraient har­celé. Il nous a privés de sa présence sensible en le prenant chez Lui. « "Houkou wemouhole » , auront dit nos waniwila, c'est-à-dire: Dieu l'a aimé. 1

J'ai évité de dire, « le cher Père » , le « bon Père » , termes qu'il emrloyait en parlant des autres. Cher, bon, tout ce que vous voudrez et bien plus, rien n'est de trop. Il a rendu la paix à tant de coeurs angoissés. Désormais, il est lui­-même apaisé, ébloui dans la Lumière éternelle qu'il n'a cessé d'étudier dans la foi, d'espérer, de faire connaître. On m'aurait dit qu'il est mort pendant qu'on chantait, comme pour le Vénérable Père Libermann : « Et exaltavit humiles » , que cela ne m'eût pas étonné. Si ce ne fut pas le cas, quelque chose était sûrement déréglé. . .

La famille Harnist et Illfurth peuvent être fiers d'avoir donné au service du Seigneur cette âme d'élite, la Congrégation d'avoir admis cet humble dans ses rangs, et nous autres avons eu l'honneur de le côtoyer en l'appelant par son prénom...
Antoine HUSSER

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