Le Père Jean-Baptiste Houchet,
1904-1944.
décédé à Strasbourg,le 24 novembre 1944,
à l’âge de 40 ans


Parmi les villes normandes qui nous ont donné le plus de spiritains, il faut faire une place d’honneur à la cité maritime de Cherbourg qui, à elle seule, en a fourni sa bonne dizaine. C’est un centre où il y a de la lutte et où, en face d’un mal qui se donne carrière, le bien sait se défendre. L’endroit où la bataille est la plus rude est sans doute l’Arsenal, où travaillent et discutent quelque 5 000 ouvriers.

Tel est le milieu d’où sortait notre confrère, le P. Jean-Baptiste Houchet. En ce sens que son père travaillait comme peintre, puis (il nous semble) comme chaudronnier, dans l’un des ateliers de l’énorme usine.

L’enfant, toutefois, n’était pas né à Cherbourg, mais à Saint-Floxel, près de Montebourg (Manche), en 1904. Peu après, ses parents vinrent habiter le grand port de la Manche, d’abord dans la ville même, puis dans le faubourg ouest, à Équeurdreville, grosse paroisse de 7 000 habitants, entièrement ouvrière. Le foyer n’était pas bien riche, mais honnête, chrétien, fréquentant l’église. Jean-Baptiste, après sa première communion, fut mis comme externe au collège Saint-Paul, dirigé par les prêtres du diocèse. Il se recrutait là de futurs officiers et ingénieurs de marine mais il s’y cultivait aussi des vocations ; et la mer, toute proche, invitait les jeunes esprits à de longs voyages qui ne leur faisaient pas peur.

Dans ce milieu un peu diapré, Jean-Baptiste Houchet, avec sa tête ronde et sa taille courte, est un élève ordinaire, ni brillant, ni bruyant non plus. Il travaille consciencieusement, il n’a pas honte de sa vocation et, autour de lui, on la respecte, car il est sociable et brave garçon. Mais il sait déjà être personnel à ses heures et, devant certains entraînements, il ne se laisse pas faire. Peu démonstratif, il sait rester lui-même et aussi longtemps qu’il veut. Il n’a pas de goûts bourgeois, ne rêve pas de vie facile. De temps en temps, il pense aux missions, mais ce désir reste chez lui à l’état latent et il se l’avoue à peine.

Après son baccalauréat (ès lettres), il faut choisir sa vie. Il va au grand séminaire de Coutances, deux ans. On note son sérieux : cependant il sait rire et même ironiser ; il est pieux, mais il ne s’acharne pas à le paraître ; il a de la délicatesse, mais on dirait qu’il la cache. Il a des amis et ce sont les meilleurs élèves de la maison, par exemple l’abbé André Fauvel, aujourd’hui évêque de Quimper, qui le traite avec une prédilection fraternelle. En 1924, il se décide pour le noviciat du Saint-Esprit : son directeur, écrit-il, prend la chose avec flegme et n’encourage guère. On fait des objections et Jean-Baptiste comprend qu’il va falloir militer pour partir. Les choses se passent toutefois de façon assez rapide : il arrive à Orly pour la rentrée.

Il fait un bon noviciat et ses études se terminent sans mésaventure. Il va passer une année, et même un peu plus, comme “pion”, à Cellule, en Auvergne, mais c’est alors la coutume et ce séjour lui profite. Du reste, il regagne ce temps en ne faisant pas de service militaire : une omoplate légèrement déplacée l’a fait réformer. Prêtre en 1928, il reçoit en 1929 son obédience pour la mission de Brazzaville et part aussitôt.

Tout le temps qu’il y a passé, il est resté ce qu’on appelle, en ce pays, un homme du “Bas”. Le Bas, c’est la partie extrême sud de ce vicariat apostolique. C’est proprement le bas-fleuve et la région du Stanley-Pool, assez largement comprise, habitée par un mélange des races congo, lari et téké, en étroite compénétration, quoique différentes de langues et de coutumes.

La station-mère, Brazzaville, avait été, au temps de Mgr Augouard, un centre d’administration et d’essais. Au moment où le P. Houchet y abordait, l’évêque était Mgr Guichard et le ministère évangélique commençait à prévaloir. Linzolo, la station la plus ancienne, en était le principal centre : c’est là que notre missionnaire fit ses débuts, et, comme il n’y a pas d’autre manière de débuter que d’apprendre convenablement la langue indigène, il apprit celle-ci à fond. Il suffit souvent d’avoir fait cela pour voir naître autour de soi la confiance et l’influence. Le P. Houchet obtint de bonne heure l’une et l’autre, simplement en faisant son métier et sans s’embarrasser de phraséologie ni de systèmes, car les grands mots le faisaient rire. Il sut être bon, sous la forme du dévouement plutôt que sous celle de la tendresse ou de la condescendance. Entre confrères, il passe pour un peu “cabochard”, mais il reste sociable et n’essaie jamais de s’en faire accroire. Homme pratique ? Il l’est autant qu’un autre, mais il n’ambitionne pas d’être fermier, ni planteur, ni commerçant : le ministère, avec tous ses sens divers, a ses seules préférences et il en accepte sans se plaindre toutes les fatigues.

Nous le retrouvons tel à Kindamba, son second poste, sur la route du Nord qui mène vers Lékéti. Est-ce là que se place une aventure avec un milicien indigène qu’il se permit de gifler ? Peu importe : il suffit de savoir que ces miliciens indigènes abusent souvent de leur autorité plus ou moins déléguée et causent, par leurs exigences, d’absurdes palabres. Quant à lui, il ne s’excuse pas et dit qu’il ne veut pas être pris pour une “nouille”. Mais l’autorité militaire est chatouilleuse. Le geste fut blâmé et le P. Houchet dut quitter la place. Il est piquant de voir arriver cette affaire à un homme qui, plus tard, deviendra un des types de l’aumônier-soldat…

Il passe de là à Voka, en pleine fondation, au sud de la ligne Brazzaville-Océan, et il s’y emploie de manière très active, sa manière à lui, jamais lasse, toujours blagante et chantonnante. Toutefois, il se fatigue et, en novembre 1938, son temps vient de rentrer en France.

Est-ce que son histoire de milicien lui a laissé des dépits ? Est-ce une crise de l’âge mûr, où l’on se sent porté à revoir ses premières orientations ? Toujours est-il qu’en ce séjour d’Europe, il subit une période de cafard secret et qu’il alla jusqu’à douter de son retour en Afrique. Il s’en serait certainement repenti. La grâce aidant sa piété, qui restait profonde, il repartit au bout de son congé sans qu’il restât trace de cette hésitation momentanée. Et il reprit son ancienne œuvre, à laquelle il se donna de toute son âme.

Mais alors vint la guerre, la deuxième et terrible guerre totale qui ne tient compte de rien, sauf du rassemblement de toutes les forces. La réforme dont bénéficiait le P. Houchet l’aurait préservé plus qu’un autre, mais quand vint, en 1940, l’armistice consenti par Vichy, c’est dans notre AÉF que naquit la Résistance. Et quand les chefs de celle-ci demandèrent à nos évêques congolais des missionnaires pour leurs bataillons de route, le P. Houchet fut un des premiers à donner son nom. Il y mit, au reste, toute sa régularité et toute sa soumission de bon religieux.

Dans ces formations improvisées, il y avait tous les éléments, tous les types du monde colonial, depuis les têtes brûlées, les prodigues, les réfractaires qui n’avaient rien à perdre, jusqu’aux colons anciens, sérieux, inquiets, qui marchaient par devoir et qui sacrifiaient le tout pour le tout. Il se rencontrait là des fonctionnaires, des commerçants, des chefs d’entreprises, à côté de leurs employés et subalternes. À côté de l’incrédule et du viveur, on voyait marcher des hommes tourmentés par le problème de la destinée. Mais, parmi cette foule, il y avait aussi une élite : des hommes d’Afrique qu’avait engendré l’exemple de Psichari, qui partageaient l’idéal du Père de Foucauld, qu’entraînait, plus proche de nous, la spiritualité du colonel de Broissia, et celle-ci avait fait bien des disciples…

Et la troupe était un magma de races venues de partout, des Sénégalais et des gens du Soudan, plus ou moins militarisés, mais aussi des Noirs d’AÉF et des Saras du Chari qui ne savaient que la vie du village ou du chantier : païens et musulmans se coudoyaient pêle-mêle ; mais, parmi eux, des chrétiens se reconnaissaient à leurs médailles et se groupaient autour d’un catéchiste improvisé ou d’un prêtre de rencontre.

C’était ce point et ce rôle que, du premier coup, le P. Houchet avait envisagé : défendre le patrimoine colonial français, sans doute, mais sauver les pauvres âmes que la défense jetait à tous les périls.

Nous ne le suivrons pas dans son effarante randonnée. Il suffit de dire que, moins de dix ans avant cette date de 1940, traverser le Sahara suffisait encore à classer un homme comme un illustre voyageur, comme un Stanley, un Brazza, un Monteil. Cette fois, il s’agissait de faire franchir le Sahara par des colonnes entières, portant leur eau, leurs vivres, leurs armes, leurs munitions et mitrailleuses. Et, à la suite de cela, aborder sur des champs d’âpres batailles sans merci.

Jean-Baptiste Houchet traversa le Sahara quatre fois. La première le mena au désert libyque, en Egypte et en Syrie, où la troupe prit un assez long repos. Il s’y ennuya et, comme on donnait des permissions, il en prit une pour Brazzaville, ce qui lui fit une seconde fois retraverser le désert libyque et l’autre. Tout cela, « parce que, disait-il, je m’inquiétais de savoir ce que, pendant tout ce temps-là, mes catéchistes avaient pu faire et si leur travail marchait bien ». N’est-ce pas que ce fait en dit plus long que toute glose sur la valeur d’un vrai missionnaire ?

De là, il fallait rejoindre. Mais sa troupe n’était plus à Beyrouth. Il faut, en Cyrénaïque, tourner à gauche, passer par la Tripolitaine, aborder au Sud Tunisien, en poussant sa jeep d’aumônier-capitaine. Sa petite jeep, qu’il appelait Kindamba et qu’en France, plus tard, il rebaptisa du nom de Chantereine ! Il dut, bien des fois, au nord du Tchad, la pousser parmi les sables, en faisant, à l’occasion, huit kilomètres en une journée, en roulant sur des tôles. « Elle nous a sauvés, mais il fallait d’abord qu’on la sauvât ! — Et le Sahara, lui demandions-nous, quelle impression cela vous laisse-t-il ? » Il se recueillait un moment : « Le Sahara, c’est quelque chose de toujours propre : y a jamais de boue !… Et il faisait frais la nuit… »

Ils se battent en Tunisie. Ils se battent en Sicile, en Italie, au-delà de Rome. Un beau jour, les navires britanniques les transportent en Angleterre, où on les regroupe et où on leur enseigne des tactiques nouvelles qui gardent du mystère. Et puis, c’est le débarquement - le débarquement en Normandie - et l’une des première personnes que rencontre le P. Houchet, c’est sa mère ! Leclerc lui donne, en cette rencontre, vingt-quatre heures de congé…

Le 24 août 1944, au milieu d’une fusillade confuse, les troupes alliées, dès le matin, entraient dans Paris par les portes de Versailles et d’Orléans. Un peu avant midi, une jeep vint s’arrêter rue Lhomond, devant le n° 30, et il en descendit un petit homme imberbe, le visage recuit par le soleil. Sur ses épaules, il portait un triple galon roulé de capitaine. Sur sa poitrine, une petite croix d’aumônier, pendue à une ficelle réparée. Sur la tête, un bassinet d’acier bruni, avec un filet autour. Mais son uniforme américain était assez misérable, usé et délavé : à elle seule, cette absence de fla-fla eût aidé à le faire reconnaître entre mille. C’était le P. Houchet, qu’accompagnait l’abbé Rhodain, aumônier général. D’une façon immédiate, directe et joyeuse, il reprit rang parmi nous, et la première chose qu’il nous dit ce fut : « Je n’ai jamais été aussi embrassé… Au point que ça arrêtait ma voiture… Devant Saint-Pierre de Montrouge, il y avait une bonne femme qui ne voulait plus me lâcher. Je lui ai parlé :

« Dites donc, la mère, savez-vous qui vous embrassez comme ça ? »
– Non qu’elle a dit.
– L’aumônier de la division !
– Eh bien, je n’en ai pas eu le bout. Puisque c’est comme ça, a-t-elle fait, vous allez l’être une fois de plus. »
Et elle a fait comme elle avait dit. »

L’histoire fit le tour des journaux. Mais il y en eut une autre qu’on a moins dite et que je peux livrer, quoique j’y figure. Elle éclaire assez bien la physionomie de ce petit aumônier que le général Leclerc entourait d’une estime particulière.

Un matin de septembre, j’allais à Saint-François-Xavier pour un enterrement. Au bout de la rue de Babylone, je m’entendis appeler par mon nom et, en me retournant, je reconnus le P. Houchet qui sortait d’un hôtel particulier, une de ces maisons aristocratiques du VIIe arrondissement. « Je suis là, me dit-il, chez un camarade de régiment et j’y loge, car c’est près de mon service (la gare Montparnasse). » Le camarade de régiment était le marquis de B…

En m’accompagnant jusqu’au perron de Saint-François, le P. Houchet me fit confidence : « Je ne vais guère vous voir, rue Lhomond, et je me le reproche, mais je n’ai vraiment pas le temps. Je voudrais bien aller y passer la nuit, y avoir ma chambre, mais c’est impossible. Je me dois à mes “bonshommes” et c’est surtout le soir qu’ils viennent, me tenant alors jusqu’à minuit. Je vous demande de faire comprendre cela à Mgr Le Hunsec, en lui donnant mes excuses. Je suis un peu tout, à moi seul, pour ces pauvres types qui sont des Blancs et des Noirs. Je suis leur caissier, leur placier, leur conseiller, en même temps que leur confesseur et directeur. J’en vois d’excellents qui ont une vie très haute. J’en ai d’autres qui nous font des blagues. Il y en a qui se sont mis quelquefois dans des situations insensées. Faut que j’écoute tout le monde, que j’encourage, que je gueule, que je crie le plus fort, que j’explique ensuite aux chefs, que j’intercède : cette loi militaire est si brutale quand elle s’y met ! Quel métier ! Enfin, c’est bientôt la fin et, l’an prochain, si Dieu veut, j’irai planter mes salades du côté de Brazzaville et de Voka. »

La conversation ne fut guère plus longue que le résumé que j’en fais ici. Mais elle me fit toucher le secret de son action et le bon aloi de sa popularité : je compris l’amitié que lui portait le grand chef.

En me quittant, il me dit : « Je vais retourner en Alsace. C’est la fin. Nous nous reverrons d’ici peu, j’espère bien. »

Hélas, la fin dont il parlait n’était pas celle qui advint.
Le 24 novembre 1944, il était en service aux abords du pont de Kehl, que défendait une troupe ennemie masquée par une ligne de voitures militaires d’où partait une fusillade intermittente. À un moment, son chauffeur (notre scolastique spiritain Philibert de Moustier) fut blessé d’une balle au pied, et le P. Houchet vint le remplacer au volant. Quelques instants plus tard, il était frappé à son tour. Il avait eu, hélas ! affaire à un bon tireur et il avait reçu deux balles dans la poitrine : blessure presque immédiatement mortelle.

Ainsi se scellait, dans la gloire et l’honneur des armes, une carrière qui avait surtout su rester sacerdotale dans le sens le plus élevé qu’elle comporte.

Le général Leclerc, dans une lettre brève et émue, adressée à Mgr Le Hunsec, en témoigna magnifiquement. Il disait les raisons de son amitié et de son estime pour l’aumônier disparu, qu’il avait honoré des plus flatteuses citations et récompenses. Et la dernière ligne ajoutait : « Prions Dieu que notre Résistance ait gardé une patrie à des hommes qui ont su la servir ainsi ! » -
Maurice Briault - BPF, n° 39.

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