Le Frère Marie-Emile JUAN,
né à Mers-el-Kébir, diocèse d'Oran, le 2 avril 1860,
est décédé à Misserghin le 4 mai 1933, à l'âge de 73 ans.


A 18 ans, il fut instituteur-adjoint à Misserghin ; à 20 ans il entra au postulat des Frères de N.D de l'Annonciation et fit profession le 8 octobre 1882. Il devint instituteur à Constantine en 1886, à Montrond en 1889, à Aïn Teloud et à Oran en 1890.

Au mois de juin 1901, il entra au noviciat ouvert à Misserghin par la Congrégation du Saint-Esprit, mais à la veille de faire profession il fut rappelé à la maison maternelle, par sa mère elle-même, qui avait besoin de son aide. Le P. Brunet, supérieur de la communauté, l'engagea a se rendre à ces instances. Quelques mois après, il se crut libre de toute obligation filiale et revint au noviciat. Nouvel essai infructueux, le Frère dut se rendre de nouveau auprès de sa mère, au commencement de 1904, et obtint même dispense de ses vœux perpétuels. Pendant cinq ans, il enseigna à l'école des Frères des Écoles Chrétiennes à Oran, où il se conduisit en vrai religieux ; puis, sa mère morte et l'année scolaire achevée, il demanda et obtint son admission au noviciat de Chevilly. Il fit sa profession spiritaine le 13 novembre 1910, et fut aussitôt envoyé en Guinée. Vingt ans après, il revint le 4 mai 1931 à Misserghin et y prit sa retraite.

Lors de sa maladie, le Père supérieur écrivait à Mgr Lerouge, évêque de Conakry : " Le F. Marie-Emile est tombé dimanche dernier, 30 avril; hier, une congestion cérébrale s'est déclarée avec paralysie de tout le côté gauche. Aujourd'hui à midi, il pouvait encore dire les doux noms de Jésus, Marie, Joseph. Je lui ai fait renouveler ses vœux, il s'y est prêté de-grand cœur. Mais voici que depuis une heure le côté droit se prend. Il ne se remettra plus ; ce n'est qu'une question d'heures ; déjà le pouls baisse beaucoup. Peut-être recevrezvous le télégramme annonçant sa mort, avant que ce mot ne vous arrive. " Et, en effet, ce télégramme fut expédié le jour suivant, 4 mai 1933 à 15h15.

La Voix de Notre-Dame de Guinée consacra une notice affectueuse au cher disparu :
" Nous avons appris la mort du F. Émile, survenue le 4 mai dernier. Il était né à Mers-el-Kébir, en Algérie, le 2 avril 1860 et après certaines hésitations, qu'il appelait ses prouesses de jeunesse, il entra chez les Frères de l'Annonciation, dont la maison mère se trouvait à Misserghin, près d'Oran. Quand cette petite congrégation dut se dissoudre et qu'elle fut confiée par Rome aux Pères du Saint-Esprit, le F. Émile échangea le costume blanc des Abramites contre la bure des missionnaires de la rue Lhomond. A vrai dire, il garda toujours pour son premier institut un filial attachement, qui se manifestait, à chaque occasion, par l'expression de ses regrets, par le rappel enthousiaste de ce qui s'y faisait, l'énumération des entreprises auxquelles se vouaient ces moines laboureurs, la description des belles propriétés qui constituaient le domaine, etc. Vraiment, les premières amours sont toujours les plus fortes et les plus douces !... La plus grande consolation de F. Émile aura été de finir ses jours au berceau même de sa vie religieuse. Cette fin arriva dans la soixante-treizième année de son âge. Il y avait vingttrois ans qu'il avait émis ses premiers vœux dans la famille spiritaine.

" Son noviciat terminé, il fut envoyé à Konakry. Il y arriva. au cours de novembre 1910 ; le regretté P. Ségala venait de quitter la Guinée. Le F. Émile avait 50 ans. Il commençait donc sa carrière coloniale à l'âge où d'autres parlent de la finir.

" Alerte, réservé, délicat de manières, d'expression et de sentiments, jamais négligé dans sa tenue : tel était l'extérieur. Dès lors, sa barbe était déjà de neige et l'aîr patriarcal qu'elle lui donnait, lui valut, à peine débarqué, le surnom de Kahmfori . On hésite à traduire ce mot " soso " par l'équivalent français : vieillard. Il y a, en effet, dans la langue indigène, une idée de respect et d'affection, qui n'existe point dans la nôtre. Sa fonction était toute trouvée. Il avait fait la classe jadis. Il prendrait la direction de l'école de la Mission, privée de son maître depuis la mort du F. Claudien.

" De sa manière d'enseigner, le plus grand éloge qu'on puisse en faire, c'est qu'elle était basée sur un dévouement qui ne se démentit jamais. Le F. Émile était né magister . Sans doute, il avait gardé, (peut-être trop gardé, mais qui sait ?) les méthodes anciennes. Il en était resté, par exemple, àl'époque des belles calligraphies, et ce n'est pas lui, certes, qui aurait fait réclame pour les machines à écrire et à compter. Bon gré, mal gré, ses élèves devaient se pencher chaque jour sur des modèles, et acquérir, avant tout, l'art de bien mouler les lettres. En définitive, n'était-ce point là un apprentissage qui forçait à aimer l'ordre et le beau ? Et qui soutiendra que, parmi nos populations neuves, cet entraînement est un hors d'œuvre? En tous cas, la réussite fut complète en ce genre ; la présentation des cahiers était impeccable ; l'un ou l'autre de ces disciples eût été digne de copier des bulles pontificales ! ...

" Après le départ du P. Orcel, le F. Émile fût chargé de diriger la fanfare du Patronage. A l'église, il était organiste. Là encore, jusque dans ses dernières années de mission, il fit preuve de dévouement et de savoir-faire.

" Mais la grande vertu du F. Émile fut la bonté ; cette bonté le résumait tout entier, adéquatement. D'abord, elle le mettait, sans réticence, entre les mains de ses supérieurs. Il leur était respectueusement et complètement soumis, non pas seulement parce qu'en suivant leurs vues et décisions, il était sûr de leur faire plaisir. Pendant la guerre, que ne dût-il pas faire? Il est tantôt à Conakry, tantôt à Kindia, et il y est envoyé ou il en est rappelé, on peut le dire, toujours avec le sourire, toujours avec la conviction que ceux qui lui intiment des ordres doivent, en ces temps si troublés, avoir au moins la consolation d'obéissances joyeuses et absolues.

" La bonté du F. Émile se manifestait également dans ses relations extérieures. Jamais de paroles, jamais le moindre jugement contraires à la charité. Il arriva que l'un ou l'autre de ses élèves ne furent pas toujours sages, commirent même quelques fredaines. Le bon maître l'apprenait. Mais il gardait l'humiliante nouvelle pour lui. De la communiquer même aux Pères lui eût semblé déflorer sa charité. Seulement, quand le cas venait sur le tapis, le F. Émile savait dire que, lui aussi était au courant de l'affaire : jamais coupable ne trouvait alors un meilleur avocat. Au ciel, quand ses fils paraîtront à la porte du Paradis, il est indiscutable qu'il palabrera avec saint Pierre pour les lui faire tous accepter ...

" Ce n'étaient pas seulement ses élèves, pas seulement les chrétiens de Conakry qui furent les bénéficiaires de sa vertu aimable et bienfaisante, Les musulmans eux-mêmes étaient obligés de dire qu'il tait vraiment l'image du " Bon et Miséricordieux. "

" Un homme, chez qui transpire la bonté, n'est jamais un isolé, encore moins un étranger. En retour de la mansuétude que le " Khamfori " montrait à l'égard de tous et de chacun, l'affection - une affection filiale - et la sympathie générale lui furent acquises. Dans les rues de la capitale, où il aimait à faire sa promenade quotidienne, suivi d'un de ses enfants, on sentait qu'il se mouvait dans une atmosphère d'amis. Il faisait partie de toutes les familles pour ainsi dire, de celles de ses "anciens " particulièrement. Il avait l'art d'être grand-père, et à son âge, la confiance qu'on lui portait, donnaient à ses conseils une autorité et une efficacité remarquables. Les uns sont missionnaires par la parole et les œuvres. Lui, il le fut éminemment pas sa bonté conquérante Né brave homme, dans toute l'acception du terme, de nature compatissante, la religion sumaturalisa, amplifia tout cela. La plus belle épitaphe - parce qu'elle est la plus vraie - qu'on puisse graver sur sa tombe, se résume dans cette parole des Macchabées : "Fratrum Amator", il fut l'ami de ses frères. Bon et brave F. Émile, les gens de Conakry ne vous oublieront pas ! Et le souvenir du " Khamfori " restera en bénédiction dans toutes leurs mémoires. "

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