Le Père Eugène KITTLER,
de la Province de France, décédé accidentellement au Canada, le 11 aoùt 1950
à l’âge de 28 ans et, après 18 années de profession.


Le P. Kittler était un enfant de Mulhouse, où il naquit le 8 février 1912. Le Haut-Rhin est un pays de vignobles et de bon vin, et l'on sait, depuis très longtemps, que le vin met la joie au cœur de l'homme. Etre de Mulhouse, cela signifie aussi qu'on parle fort et qu'on rit haut.

Le P. Kittler était bien le vrai type du mulhousien, et lui-même se disait volontiers un « Mulhauser Wackes », un gamin de Mulhouse.

Gamin, il l'a été dans sa jeunesse. Volontiers, dans les moments de délassement, il racontait les aventures qu'il avait eues et les tours qu'il avait joués dans son enfance.

Une de ces aventures faillit d'ailleurs lui coûter la vie: il a emporté dans la tombe une balle de revolver, logée tout près du cœur.

Que dire aussi de ses parties de pêche, car, tout jeune déjà, il raffolait de la pêche. Cette passion aura été la cause de sa mort. Plus d'une fois - c'est encore -lui qui nous le dit - il fit l'école buissonnière pour se livrer à son sport favori, bien qu'il sût très bien qu'à son retour sa mère ou sa grande sœur, surtout sa grande sœur, allait lui chatouiller les mollets avec le martinet. Mais c'était plus fort que lui : l'eau l'attirait, exerçait sur lui un attrait irrésistible; pour l’en détourner, il aurait fallu l'attacher. A Mulhouse, il avait l'Ill et le canal du Rhône-au-Rhin; au Canada, il aurait la Gatineau et les lacs, surtout le Blue-Sea et le Petit­Poisson Blanc.

Etourdi, turbulent, espiègle, gamin, le petit Eugène était un peu tout cela; mais ces petits défauts d'enfant ne l'empêchèrent pas d'être pieux et d'entendre au fond de son cœur la voix de Dieu qui l'appelait pour faire de lui son prêtre et son missionnaire dans la Congrégation du Saint-Esprit.

Il avait Blotzheim, à quelques kilomètres de chez lui, et Saverne, à l'autre bout de l'Alsace. Mais Eugène aimait les voyages et voulait déjà partir au loin. C'est à Allex qu'il prit contact avec la Congrégation.

Les années passent. En septembre 1930, il arrive au noviciat de Neuf­grange, où il fait profession, le 8 septembre 1931. Puis c'est Mortain : il y passe deux ans. Au conseil de révision, il est affecté au service auxi­liaire et part pour la caserne à l'automne 1933; mais la balle de revolver, parce qu'elle se trouvait trop près du cœur, lui valut d'être réformé dé­finitivement au bout de quelques semaines. Et voilà notre scolastique parti pour la dernière étape vers le sacerdoce. Au premier dimanche d'octobre 1936, il est ordonné prêtre et fait sa consécration à l'apostolat, à Chevilly, le 4 juillet suivant. Son obédience? le Canada! Adieu donc, l'Afrique ! Adieu aussi la barbe ! et si belle soit-elle, il faudra se résigner à la couper

Le P. Kittler arrive au collège Saint-Alexandre pour l'ouverture des classes de l'année scolaire 1937-1938. Il y restera jusqu à son accident fatal, et ne reverra sa famille qu'une seule fois, aux vacances de 1946.

Tous ceux qui ont connu le P. Kittler comme professeur, comme di­recteur spirituel, sont unanimes à reconnaître sa compétence et son dé­vouement. Un de ses élèves a tracé de lui un portrait aussi juste qu'émouvant : « Le Père Kitt, disent ceux qui se rappellent le bon Alsacien à la démarche lourde de vieux troupier, aux gestes amples et compliqués, au verbe sonore et dur. Coiffé d'une lugubre casquette noire, les yeux mas­qués par d'énormes lunettes de soleil, un gourdin à la main, il avait l'habitude de faire les cent pas devant le Collège, absorbé par la lecture de quelque bouquin de grec. Venait à sa suite « Piston », la bête fidèle qui lui mordait les talons et la soutane, Vraiment le P. Kittler faisait partie du paysage à Saint-Alexandre; tellement que personne ne s'éton­nait plus de le voir parader dans les plus bizarres accoutrements.

Et c'est âinsi que nous aimions nous représenter le P. Kittler, le Grand-Seigneur du domaine des PP. du St-Esprit. Personne ne riait, même en le voyant passer avec quelque canne à pêche, si longue, si longue que l'équilibre du porteur était sans cesse menacé. Passant près de vous, il vous regardait d'un air entendu comme s'il connaissait vos pensées les plus intimes, et il les connaissait par un don inné d'intuition divinatrice que nous appelions « kittlérienne ».

« Ah ben! mon vieux, ah ben, mon vieux, ça ne va pas, hein ? Je sais, je sais... » Et d'un petit geste caractéristique, il hochait la tète en remuant la main devant ses yeux comme pour intercepter la lumière. il savait tout, peines, ennuis, tracasseries, histoires de famille, bévues, imprudences, tout sans que vous le mettiez au courant de vos petites affaires. Et il mettait une telle ardeur à vous encourager ou semoncer, que toute sa personne, comme prise de contorsion, revêtait l'expression de son visage aux rides mobiles. Il mettait tout en branle pour vous con­vaincre et trépignait volontiers comme un enfant gâté, de la façon la plus," naturelle. Nous l'aimions, ce prêtre d'une originalité aimable. Il pouvait vous sermonner, et même vertement, personne ne songeait à lui contester ce droit. Car il disait toujours vrai et s'acharnait à vouloir du bien aux autres. Il n'y avait pas de secret avec le Père « Kitt ». C'était un de ces bons prêtres, sans détours, qui appelait « un chat un chat », un prêtre véritable, ami de la jeunesse. Que de destinées se sont précisées au milieu de ses contacts amicaux.

De telles qualités faisaient du Père un éducateur accompli. Ses cours sont déjà devenus légendaires. Faisant constamment appel à un humanisme sérieux, il savait brosser de grands tableaux d'histoire, peu importe laquelle et de quelqu'âge qu'elle soit. Ecrasé sur sa chaise, une longue baguette entre les mains, il refaisait en imagination les cam­pagnes d'Hannibal comme celles de Napoléon devant nos yeux émer­veillés. Durant ces cours, il touchait à tout, à tout ce qui lui venait en tête. Que de fois l'avons-nous vu sortir de ses poches un livre d’art, ou la dernière édition d'une récente grammaire latine. Nous admirions sur­tout chez lui cette foi vivante, et aussi raisonnée. Avec quelle lumière et sagacité il discutait d'un dernier décret de Rome comme de la Charte des Nations-Unies.

Toujours soucieux de la formation personnelle, il suivait l'évolution de chacun dans ce domaine avec un fanatisme jaloux. Combien de fois l'avons-nous vu arrêter nos jeux ou tout simplement ouvrir la porte d'une classe, interrompre un professeur et reprendre une explication qu'il ne jugeait pas assez comprise.

A côté du professorat, le P. Kittler, comme la grande majorité de ses confrères, a eu des charges secondaires qui souvent absorbent un temps précieux. Il a été tour à tour Préfet de santé, Sous-Maître des Novices Clercs et Frères, Maître des Novices-Frères, bibliothécaire, etc... Cela représentait pour lui une grande dépense d'énergie, une usure des nerfs dont son entourage éprouvait parfois les effets et qu'il fallait périodique­ment réparer.

Chaque été, le P. Kittler allait aider un bon ami, M. le Curé de Blue Sea Lake. Le 11 août, il était parti de là pour visiter une famille demeurant au bord du Petit Lac du Poisson-Blanc. Il ne pouvait évidem­ment pas laisser passer une si belle occasion de se livrer à son sport favori, la pêche. Sans penser à mal, mais tout à fait à l'encontre des di­rectives données plusieurs fois par ses supérieurs, le bon Père s'était aventuré en barque à quelque distance du rivage, en compagnie de deux jeunes enfants bien incapables de lui porter secours au cas d'une de ces syncopes qui le prenait presque toujours avec la réverbération du soleil sur l'eau. Le malheur se produisit: une faiblesse, et il roula pardessus bord à quelques mètres de profondeur.

L'assistance présente aux obsèques du Père, à Saint-Alexandre, le 14 août, manifesta avec évidence toute la sympathie dont jouissait le bon P. Kittler. Comme un bon missionnaire, il dort maintenant dans la terre qu'il a adoptée et aimée.

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