Le P. Grégoire LE GUENNEC,
décédé à la mission de Bimbe, district de Nova-Lisboa, le 18 juillet 1960,
à l'âge de 85 ans et après 61 années de profession.


Avec le bon P. Le Guennec disparaît le dernier vétéran de la vieille garde spiritaine de l'époque héroïque qui connut l'occupation missionnaire de l'arrière-pays de Benguela. C'était l'époque, difficile à imaginer de nos jours, du char boer, alors que n'existait encore ni route ni chemin de fer; les vélos eux-mêmes étaient une rareté. C'était l'époque où l'on paraissait encore convaincu que la conversion de l'Afrique Noire devrait s'opérer au moyen des oeuvres et des villages des rachetés. Sur la fin du premier quart de siècle, nos anciens eux-mêmes avaient bien du mal à se rappeler qu'il en avait été réellement ainsi.

Le nom du P. Le Guennec restera plus particulièrement lié, et d'une façon ineffaçable, à l'évangélisation du peuple des vimbundu, qui occupe tout le vaste territoire du diocèse de Nova-Lisboa ainsi que d'importantes régions des évêchés limitrophes de Silva Porto et de Sa da Bandeira. De tous les pionniers de ce pays, le P. Le Guennec est de beaucoup le mieux connu, le plus populaire, d'abord parce qu'il fit des séjours plus ou moins prolongés dans presque toutes les. stations anciennes, mais surtout parce que les livres actuellement en usage dans la chrétienté (catéchismes, his­toire sainte, cantiques, vocabulaires) sont pour la plupart le résultat de ses connaissances hors pair de la langue indigène; si le vénérable défunt ne les a pas composés de toutes pièces, il les a du moins retouchés ou perfec­tionnés en maître incontesté.

Débarqué à Benguela en novembre 1900, il fut placé à Cubango puis à Caconda; adjoint, l'année suivante, au grand missionnaire que fut le P. Gcepp, il fit partie du personnel de la Mission de Bailundo, dont il ne cessera de dire « notre Bailundo ».

En soixante années de vie africaine, le P. Le Guennec ne revit l'Eu­rope et sa chère Bretagne que durant le seul congé qu'il s'accorda en 1926-19­27. Encore fallut-il l'aider fortement à se décider. Il venait de nous quitter, et le Père Supérieur de dire : « Cette fois, prendra-t-il effectivement le bateau ? » C'est qu'en effet, quinze ans plus tôt, il s'était déjà rendu sur la côte en vue d'un embarquement, et quatre semaines plus tard, Mgr Kei­ling le voyait arriver sans valises et sans un sou. Le Père passa alors deux ans à Cuando, dirigeant les travaux des premières installations de cette Mission en fondation, avant de devenir, pour deux années, le Supérieur de Caconda. Dans le courant de 1915, il était de retour à son cher Bailundo.

Bel homme, svelte, au regard vif et à l'allure décidée, équipé pour une tournée en brousse, portant veston de kaki, chaussé de hautes bottes, une grosse canne à la main, au milieu des porteurs, son inséparable chien ses côtés, on ne pouvait alors s'empêcher de songer à la sympathique figure de ces officiers de marine, fils comme lui du,pays de Bretagne si riche en hommes de valeur...

Dès avant la cinquantaine, il avait perdu sa belle chevelure blonde, mais gardé une barbe grisonnante bien fournie et qui augmentait avanta­geusement les traits d'un tempérament énergique, volontaire, parfois fou­gueux même, et qui resta le sien jusqu'aux jours pénibles de l'extrême vieillesse. A 60 ans, la barbe fut définitivement supprimée. « A quoi bon, disait le Père, je ne suis plus bon à rien et il est temps que je prenne ma retraite. » Mais ce n'est qu'à 67 ans qu'il finit par s'y résigner et quitta son cher Bailundo fondé en 1933 et dont il guida les premiers pas.

Il opta pour la Communauté de Bimbe comme lieu de repos. Il y trouva ce qu'il avait désiré : une vie tranquille et exempte de responsabi­lités, des confrères amis qui avaient sa confiance et qui le comprenaient, des religieuses dévouées qui lui prodiguèrent les soins que devait tôt ou tard nécessiter son état physique. Il y avait, en effet, chez le P. Le Guennec, un ensemble de qualités humaines et morales qui forçait le respect et lui garantissait la sympathie réelle et profonde de tous, Noirs et Blancs. « Homo sui generis », il possédait ces qualités d'une façon particulière à lui. « Il n'y en a pas comme lui, disaient les indigènes, des jambes bien meilleures que les nôtres, des forces jamais à bout... » Et les Blancs complétaient : « Oui, c'est un homme formidable! » Eh oui, le Père a été un vrai dur; et quand il se donnait, c'était toujours à fond.

D'une constitution robuste et à toute épreuve, on a toujours eu du mal à comprendre comment, avec son genre d'alimentation, il pouvait tenir et se conserver. Jamais de potage, jamais de pommes de terre. Des viandes? il en prenait de temps à autre et ses préférences allaient alors aux mor­ceaux de moindre qualité et préparés à son goût. Son menu se composait invariablement de légumes frais, de bananes et de pain beurré. Un gros pot de café, qu'il buvait toujours sans sucre, était à sa disposition à la cui­sine. Ah! non! il n'était pas aux petits soins pour lui ! On pourrait même dire qu'il jouait avec sa santé et la malmenait comme à plaisir. Dans son jeune temps, il était extrêmement rare qu'il s'avouât indisposé. Quand on insistait, il prenait cependant de la quinine, une dose de 8 à 10 comprimés, et c'en était fait pour plusieurs mois.

Durant ses tournées de brousse, son régime était à peu près le même que celui des habitants. « Du maïs grillé dans une poche, des cacahuètes dans l'autre », riait-il quand on lui posait quelque question à ce sujet. « Pe­dibus,cum jambis » il allait par monts et par vaux, à travers les marécages et les étendues de sable, défiant et fatigant les plus vaillants des porteurs. S'il lui est arrivé un jour de se laisser convaincre que la bicyclette pou­vait lui être d'un grand secours, un bonhomme la ramena trois jours plus tard sur les épaules avec ce billet du Père : « Voyez! ça ne vaut rien, votre engin. »

Et cet homme, d'une rudesse légendaire à la besogne, avait cependant gardé un coeur de père débordant d'affection et de dévouement, toujours prêt à rendre service, au risque de se priver lui-même ou ses confrères. Inutile de dire que des.égoïstes en ont parfois bien abusé, mais le bon Père n’a jamais perdu la foi en l'homme, et la rancune était pour lui chose in­connue.

Missionnaire infatigable, le P. Le Guennec s'était en plus acquis la bonne note d'être un bon portugais. Dans les sphères administratives, bien qu'il ne reste plus guère de témoins oculaires de ces temps révolus, on n'avait pas oublié le rôle hautement patriotique qu'avait joué la Mission lors des soulèvements de 1902 et 1905. Si l'on essayait d'aiguiller le Père sur ces souvenirs, il souriait.... Il était jeune, alors, et son goût pour les aventures risquées et périlleuses n'y voyait au fond que des épisodes faisant naturellement partie, à l'époque, d'une vie de missionnaire. « L'homme de la situation, répondait-il, c'était bien le P. Goepp. »

A son tour, il devait cependant devenir aussi « l'homme de la situa­tion ». En 1917, la tribu des Seles (à quelque 300 km. à l'ouest de Bailundo), encore entièrement païenne et anthropophage, s'insurgea contre la reprise de ses terres par les colons blancs. Quelques-uns des intrus furent mas­sacrés et mangés. La petite garnison de Bailundo, escortée d'autres déta­chements, entreprit un mouvement de répression. On recruta même toute une respectable troupe d'hommes et de jeunes gens pour le transport des caisses de munitions et des bagages des militaires. Et, pour renforcer le courage et la confiance de ces auxiliaires improvisés, dont bon nombre étaient déjà chrétiens, catéchumènes ou adeptes protestants, on jugea bon de leur adjoindre un missionnaire. « Adsum », dit aussitôt le P. Le Guen­nec. Et il partit avec la colonne. Quelques mois plus tard, ayant sa part de gloire et de butin, il revenait de cette expédition pleinement couronnée de succès.

Cet exploit militaire faillit avoir de fâcheuses conséquences pour notre « grand patriote ». C'est qu'à Paris, on ne pardonnait pas au caporal de l'armée française d'avoir été une espèce d'aumônier militaire portugais, alors qu'en septembre 1914, ne s'étant pas présenté à l'autorité consulaire, il s'était dérobé aux obligations envers sa patrie. Aussi, n'avait-il pas plutôt débarqué à Lisbonne, en 1926, que la police venait enquêter à la Maison­Mère sur l'arrivée de ce citoyen Grégoire Le Guennec porté « réfractaire ». Il dut attendre février 1927, date à laquelle il atteignit ses 52 ans et sa libération des obligations militaires, pour pénétrer en France, tout heureux d'avoir eu quand même le dernier mot.

Un autre épisode, vraiment dramatique celui-là, et, pourrait-on dire, le haut fait de toute la longue vie du Père, c'est sans contredit l'excursion apostolique de 1913. Le Père en fut le héros et la victime. Venant de Ca­conda, il avait abordé l'autre rive du fleuve Cunène, dans le but d'explorer le pays et d'y établir les premiers postes de catéchistes. C'est dans ces parages que, neuf ans plus tard, en 1922, Mgr Keiling devait ouvrir la Mission de Galangue, siège de l'ex-Préfecture de Cubango La région était, une fois de plus, infestée par des bandes de marau­deurs-bandits Cuanhamas. « Eh bien ! grommela le Père, qu'ils essaient donc de se montrer ! ... » Et ils se montrèrent, et à une heure où l'on s'y attendait le moins. Tels d'astucieux maquisards, ils se ruèrent sur la petite caravane. Aux premiers coups de feu, les porteurs prirent courageusement la fuite, abandonnant leurs chargements à terre et laissant le Père en la seule compagnie du cuisinier. Les attaquants s'emparèrent du fusil, du cheval - qui appartenait au P. Laagel, « vir ille famosus » - de l'autel por­tatif, du lit de camp, du sac à linge, et se retirèrent. Suivi du boy, le Père rebroussa chemin, essayant de rejoindre ses autres compagnons. Mais voici de nouveau que trois énergumènes, sautant des broussailles, se jettent sur lui, le rouent de coups, le déshabillent complètement, et, le croyant mort, l’abandonnent en prenant le large. Le bon Samaritain, en la personne du catéchiste Lourenço, le retrouva deux heures plus tard et le revêtit des quelques hardes de sa vieille garde-robe

Dans la suite, le P. Le Guennec ne parla que bien rarement de cette aventure, et c'était bien rare aussi lorsqu'il laissait apercevoir la cicatrice de sagaie dont son bras gauche était resté marqué. Pionnier de grand mérite, le P. Le Guennec a parcouru, en explora­teur-amateur si l'on veut, les régions de Mungo, Bimbe, Galangue et Ba­lombo, préparant ainsi, à distance et sans bien s'en rendre compte alors, l'ouverture de florissantes missions qui évangélisent actuellement ces pays. Les vieux païens, ses cadets d'âge accourus à ses funérailles présidées par Mgr Junqueira avec la présence d'une douzaine de confrères, ont parfai­tement résumé en une phrase les services rendus par le Père à la cause missionnaire parmi les vimbundu: « Ondialu, l'ongundja inene yolofika! » (Il fut celui qui passe devant, pose les jalons et ouvre le chemin). En arrivant à Bimbe pour y prendre sa retraite, ni le Père lui-même ni personne ne se serait douté que le Bon Dieu allait encore lui ménager dix-huit ans pour se préparer au grand départ. Durant près de dix ans, il put encore rendre quelques services à l'église. Avec une endurance et une ténacité bien au-dessus de son âge, il s'était surtout appliqué au travail linguistique auquel il était fait allusion plus haut. Malheureusement, l'usage de la vue et de l'ouïe ne tardèrent pas à baisser, et la mémoire faisait défaut. Il était peiné de faire répéter plusieurs fois ce qu'on voulait lui faire comprendre. « Dites-vous que je suis bête, et voilà tout, disait-il. Pourvu que je n'offense personne. Que le Bon Dieu ait pitié de moi! » La lecture finit par devenir chose impossible. Le Père, ne pouvant que difficilement rester en place, multipliait ses petites promenades, visitant les cultures, les travaux en cours, ramassant dans le giron de, sa soutane blanche : oranges, avocats et mangues tombés de l'arbre, ce qui ne faisait pas précisément l'affaire de la soeur blanchisseuse combien empressée et dévouée pour lui.

Le 2 novembre 1958 fut le jour de sa dernière Messe.

Dans la nuit suivante, il fit une chute malencontreuse en voulant sortir du lit. Réveillé par le bruit de la lampe et de la table de nuit renversées, son voisin de chambre le trouva étendu et sans connaissance au milieu d'une flaque de sang, une plaie béante au front. Le Père se remit de cet accident comme de bien d'autres du même genre; mais il restait mentalement amoindri. Pauvre Père Le Guennec! qui sait ? Ce fut peut-être un effet de la divine miséricorde de n'avoir plus que de rares moments de lucidité suf­fisante pour se rendre compte du triste état dans lequel il était plongé. Il ne savait plus dire le bréviaire, mais, fermé ou ouvert, il fallait que le livre soit là, à portée de sa main; et son chapelet ne quittait pas ses doigts, même quand le Père prenait quelque nourriture

Le jeudi 14 juillet, on lui administra une nouvelle fois l'Extrême-Onction, et on lui appliqua l'indulgence de la bonne mort. Puis il entra dans le coma, tout en conservant, jusqu'aux derniers instants, un pouls admi­rable. Le lundi 18, à 15 heures un quart, en présence de tout le personnel réuni et récitant les prières des agonisants, paisiblement, le Père entra, nous en avons la certitude dans son éternité

Le bon et vaillant P. Grégoire Le Guennec a laissé chez tous le souvenir d'un missionnaire entièrement donné au service de l'Eglise. Pour ses frères en religion, son nom évoquera toujours un confrère ayant pratiqué, sa vie durant et de façon peu commune, la belle vertu de charité fraternelle; tous sont unanimes : le Père fut un rare et vivant exemple de cette vertu si indispensable dans la vie commune. Aussi appliquerons-nous au cher défunt la parole du Maître : « Multa remittuntur ei, quia dilexit multurn. »
Joseph Feltin

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