Monseigneur LE ROY, 1854-1938
(Cette notice est un résumé de celle que rédigea le Père Briault en 1938)

Né le 19 janvier 1854 à Saint-Sénier de Beuvron, au diocèse de Coutances, Alexandre Le Roy était Normand et il y tenait. Cependant il était des marches mêmes de la Bretagne, car Saint-Sénier est à 15 kilomètres de Saint-Ouen-la-Rouërie, terre natale d'un grand Chouan breton (du Boisguy) qui avait là sa terre et son château. L'enfant grandit dans le hameau du Mont Louvel où résidait sa grand mère. Un matin, il s'avisa d'aller rechercher, en compagnie d'un autre gamin, les sources du Beuvron. Les deux écoliers franchirent plus de cinquante haies vives, au grand dam de leurs culottes. Ils rentrèrent l'après-midi recrus de fatigue et morts de faim sans avoir découvert les sources du Beuvron et leur mamans les corrigèrent. Ce fut la première exploration de Mgr Le Roy ; ce ne devait pas être la dernière. Mais déjà elle classe son esprit et dénote une qualité rare : le goût de la recherche personnelle et le besoin de connaître.

Il y avait un petit collège à Saint-James, le chef-lieu de canton. L'enfant y fut mis. Il poursuivit les études secondaires à l'Abbaye Blanche, le petit séminaire qui groupait en ce temps-là les vocations issues du Mortanais et de l'Avranchin. Les études littéraires y étaient fortes : on jouait dans le texte grec les pièces de Sophocle et d'Euripide ! Le jeune homme devint un fin humaniste et conquit le grade de bachelier qui alors ne se prodiguait pas et qui signifiait culture générale beaucoup plus qu'entassement de notions. Le grand séminaire était confié à des maîtres de grand savoir, les graves et pieux Messieurs de Saint-Sulplice. M. Le Roy était trop intelligent pour ne pas apercevoir le bien qui se faisait dans cette maison. Mais il avait trop d'humour naturel pour ne pas s'amuser un peu de certaines observances datant du grand siècle et qu'on ne juge pas à vingt ans comme à cinquante. L'évêque de Coutances, Mgr Bravard, était un homme fort pieux, attaché à ses devoirs et gouvernant avec sagesse, il n'était pas l'ami des vocations extraordinaires. On lui avait dit que Monsieur Le Roy avait des fantaisies et, au nombre de celles-ci, celle plus extravagante de vouloir partir aux Missions. Or, les missions n'étaient pas connues comme elles le sont à présent et Mgr Bravard estimait qu'avant tout il s'agissait d'achever la conversion des pays civilisés. Notre aspirant missionnaire, estimé et soutenu par son directeur, eut cependant la chance d'obtenir la permission épiscopale.

Ce fut en octobre 1874 qu'il se présenta à l'abbaye de Langonnet, en Bretagne, où le Père François-Xavier Libermann, neveu du Vénérable, dirigeait le scolasticat. Il s'acclimata vite et passa, un an après, au noviciat de Chevilly près de Paris. Le Père Grizard, fort expert ès voies spirituelles, était l'autorité même et avait, d'ordinaire, le pronostic juste et prompt. Mais personne ne peut à l'avance deviner un destin hors série. Le P. Grizard demeura surpris et hésitant devant la richesse des dons que M. Le Roy n'arrivait pas à dissimuler.

C'était un artiste sans vanité, un intellectuel sans pédanterie, insoucieux des titres. Ses réactions, ses réflexes n'étaient pas ceux du commun, et pour cause. Mais le maître des novices se demandait si tout cela révélait un homme assez mort au monde. Bref, il fut sursis à sa profession et on préféra lui imposer une seconde année. L'étonnement du P. Grizard s'accrut lorsqu'il vit son novice accepter l'épreuve avec un parfaite placidité, comme un homme qui pense à autre chose. Et, de fait, il pensait à autre chose et vivait avec ses pensées dans un plan supérieur au train-train quotidien.

Prêtre le 10 août 1876, il fit sa profession en 1877 et fut aussitôt envoyé à l'île de la Réunion comme professeur au collège spiritain de Saint-Denis. Mais à peine y estil arrivé que l'autorité diocésaine ferme le collège et le voilà obligé de rentrer en Europe. On l'envoie alors professeur au collège-scolasticat de Cellule en Auvergne. Il n'y reste que deux ans, car on a besoin de lui à Pondichéry, où on lui confie, à 27 ans la direction du collège. Il réussit fort bien. Cela suffit aux supérieurs de la congrégation pour juger de sa maturité et lui donner enfin satisfaction, en le consacrant à la première évangélisation de l'Afrique orientale dans les missions du Zanguebar.

Il était venu en Inde par voie maritime. Pour repartir il choisit la voie terrestre. En trois jours, le chemin de fer le fit traverser l'Hindoustan en diagonale, de Pondichéry à Bombay, par Madras et Hyderabad. Un steamer du Sultan de Zanzibar lui permit de traverser la mer d'Oman. Il arriva au Zanguebar en 1881. Il devait y rester onze ans.

Pour nous mettre dans l'ambiance de l'époque, ouvrons notre dictionnaire et retrouvons les noms de Livingstone et de Stanley. Livingstone, explorateur britannique et missionnaire protestant, inaugura en 1849 une série de voyages en Afrique orientale. Comme on ne recevait plus de ses nouvelles depuis plusieurs années, Stanley, explorateur britannique, journaliste au New York Herald, fut envoyé à sa recherche. Il le retrouva en 1871. Ensemble, ils tentèrent de reconnaître les sources du Nil. Ce fut en vain, car Livingstone mourut en 1873. Stanley entreprit une seconde expédition de 1874 à 1877 et fut le premier à traverser l'Afrique d'est en ouest, en découvrant le cours du Congo.

Depuis 1863, deux missionnaires spiritains avaient pris pied dans l'île de Zanzibar, où sévissait encore la traite des Noirs par les Arabes. Les Pères Baur et Horner s'établirent ensuite à Bagamoyo pour pénétrer à l'intérieur du continent. Tel fut le champ d'apostolat du Père Le Roy, qui garda toute sa vie le poignant souvenir de ces immondes marchés d'esclaves. La mission, suivant ses ressources, rachetait les jeunes garçons, les élevait et leur apprenait un métier dans ses ateliers de Bagamoyo. Le moment venu de les établir, on les envoyait dans les petites stations créées peu à peu dans les tribus de l'intérieur, à Morogoro, à Mandéra, àMhonda. Cela donnait lieu à des voyages en caravane, peu pressés, qui permettaient de voir à fond le pays sous tous ses aspects, et les mœurs et les couturnes dans tous leurs détails. Ce fut le sujet de son premier livre

A travers le Zanguebar (1884).

Ceux qui s'aventuraient plus à l'intérieur, apercevaient au loin une très haute montagne (Nos dictionnaires lui accordent 5895 mètres). Mais les géographes européens estimaient, de très loin, que cette région ne pouvait recéler que de hautes collines. En 1890, Mgr de Courmont résolut d'en faire l'ascension avec quelques collaborateurs. L'évêque, pris de fièvre, s'arrêta à 3 000 mètres. Le P. Baur et le P. Le Roy firent halte à 4 800 mètres et la messe fut dite pour la première fois sur ce prodigieux autel. Mais on n'était pas venu là pour de l'alpinisme. Nos missionnaires s'arrêtèrent, en descendant, chez leur ami Foumba, chef de Kiléma, qui leur accorda un terrain pour y établir une mission. Ce fut le célèbre épisode de l'alliance du sang entre le chef de tribu et le missionnaire pour sceller leur union fraternelle. Le Père Le Roy le raconte dans son livre, paru en 1893, intitulé : Au Kilimandjaro . Cette alliance fut bénie de Dieu, car Kiléma est de nos jours le centre d'une région christianisée.

Au moment où le Père Le Roy vint en congé en France en 1892, il fallut remplacer au Gabon Mgr Le Berre qui venait de mourir. Ce fut lui que Rome désigna comme Vicaire apostolique. Rien n'est peut-être aussi différent du Zanguebar que le pays du Gabon, un lieu de chaleur moite et une forêt à peu près indiscontinue. La mission y avait commencé modestement, il y avait une cinquantaine d'années, et avait péché par excès de prudence et de temporisation. On ne sortait guère des résidences organisées en internats, et l'on se faisait peu aider. Le jeune évêque (il avait 38 ans) se mit à découvrir son territoire par de longues tournées apostoliques sur les rivières et les pistes de brousse. Il mit en route deux révoludons : la création de nouveaux postes tout d'abord. En trois ans il fonda trois nouvelles stations : Ndjolé, Rio-Mouni et Franceville. Organisations un peu sommaires, au dire des vieux bâtisseurs, mais "on perfectionnera par la suite, disait-il, l'essentiel est de fonder". La seconde innovation remua à la fois les Gabonais et les missionnaires, ce fut la création et l'implantation des catéchistes. Là encore les débuts manquaient de perfection. Mais l'évêque tint bon malgré les critiques, et d'autant plus facilement qu'il restait cordial envers tous, surtout avec ceux qui étaient plus réticents et plus rétifs. Telle était sa manière.

En 1896, la congrégation du Saint-Esprit, réunie en chapitre général, eut à donner un successeur au Révérend Père Emonet. A la grande surprise du premier Assistant, le Père Grizard, l'ancien maître des novices, ce fut le nom de Mgr Le Roy qui sortit des urnes. Ce vote marquait l'intention d'intensifier le travail des missions et d'en faire la part prépondérante de l'activité spiritaine. On se rallia vite autour de lui. Au reste, ce n'était pas le moment de tergiverser, car la France traversait alors la lugubre époque que représentent les noms de Waldeck-Rousseau, de Combes et du Président Loubet. Sous Fallières, les choses empirèrent encore : toutes les congrégations, sauf cinq, dont celle du Saint-Esprit, furent chassées de France. La nôtre, mise par la suite en discussion, ne dut sa survie qu'aux connaissances juridiques et à la diplomatie du Supérieur général.

A cette époque de sa vie, Mgr Le Roy, âgé de 41 ans, était un homme souple, très vivant, gai et spontané, soucieux (trop peut-être) de ne jamais faire de peine, grand ami de la plaisanterie, voire de la " blague ", ce qui le servit souvent, par exemple quand il ne voulait pas répondre, mais ce qui, parfois, lui fit échec. Il paraissait avoir toujours le temps d'écouter les gens, ne sut jamais se plier à des audiences sur rendez-vous ni condamner sa porte, mais il étudiait à fond les questions et les débrouillait avec une rapidité étonnante. On s'en rendit compte de bonne heure. Il alliait en lui des choses qui semblaient s'exclure : la fantaisie et l'ordre, le goût de la belle forme et les joies de l'esprit avec un sens aigu des réalités et une vue profonde des sujets et matières. Pareillement, on s'aperçut vite que sa jovialité et ses bons mots et son indéfectible humour laissaient la place intacte à un sens spirituel profond et à de grandes habitudes d'oraison. D'ailleurs, il préférait alimenter celles-ci aux sources et lisait dans leur texte les Pères, Saint Augustin et surtout Saint Jérôme, de préférence aux commentateurs et aux modernes.

En 1906, la Loi de Séparation de l'Église et de l'État commençait de régir la France en y accumulant les spoliations et les ruines. Mais le clergé de France écrivit alors dans son histoire une page d'une grandeur incomparable ; malgré la pauvreté et la faim, il n'y eut pas quinze prêtres à abandonner leur poste dans les 90 diocèses de France. En 1910, le Portugal se mit aussi en révolution et commença, comme il est de règle, par proscrire ou massacrer les Ordres religieux. Il y allait du sort de nos missions en Angola. En 1902, l'éruption de la montagne Pelée en Martinique engloutit sous ses cendres 14 spiritains. Lors de la guerre de 1914, 123 périrent sur les fronts de France et la catastrophe du paquebot Afrique, en 1920, nous en coûta encore 18 autres.

Mais la jeunesse se montra à la hauteur de la situation, et jamais les vocations missionnaires ne furent aussi nombreuses. Les missions anciennes furent maintenues, de nouvelles s'ouvrirent, grâce à l'organisation des Pères du SaintEsprit en provinces : Portugal, Belgique, Hollande, Allemagne, Pologne, Irlande, Canada, Etats-Unis ; chacune pourvue de son scolasticat et de son noviciat. "Il y aura, disait-il, moins d'intimité dans la congrégation, et je sens bien que ces provinces de langue et de coutumes différentes ôteront quelque chose à notre union familiale, mais c'est une nécessité et une marque de croissance. Cela signifie prospérité il faut en remercier Dieu."

Après la guerre, une des premières choses qui l'occupa fut la création des Sœurs Missionnaires Spiritaines. Elles aussi furent un résultat de la guerre, car elles étaient issues d'un vœu fait par trois jeunes filles du pays de Metz. Mgr Le Roy exposa le cas au Pape. Benoît XV lui donna séance tenante son approbation personnelle et confia au général des Spiritains la fondation des Spiritaines.

Après 30 ans de généralat, Mgr Le Roy donna sa démission en 1926. Sa santé, qu'il avait maintenue par des prises de médicaments dépassant la mesure, lui faisait souffrir des douleurs difficilement supportables. Cela dura six ans. Les dernières années furent plus calmes. Par beau soleil, il aimait se rendre au noviciat d'Orly, à Chevilly au tombeau du Vénérable Père Libermann, ou chez ses filles les Spiritaines. A la fin du carême de 1938, il sentit que son affaiblissement allait croissant et il comprit qu'il allait mourir. Il était depuis longtemps préparé à ce départ qu'il ne redoutait plus. Il expira d'une façon infiniment douce, le 21 avril a 11 heures du matin, par une radieuse journée de printemps.

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