LE F. MATTHIEU LINGG
(Notices Biog. III p. 95-99)
décédé à N.-D. de Langonnet le 2 avril 1907.


Deux jours après le Y. Sabbas, le 2 avril, mardi de Pâques 1907, s'éteignait pieusement à N.-D. de Langonnet, un troi­sième Frère, comme les deux précédents de nationalité alle­mande, qui, plusieurs années avant la guerre, s'était attaché à la Congrégation et à -ses oeuvres et leur, a rendu d'importants services en Europe et dans les Missions. Nous voulons parler du bon F. Matthieu, dans le monde Franz-Joseph Lingg.

Né à Beuren, Wurtem­berg, le 2 mai 1832, il se présenta au noviciat de N.-D. du Gard en octobre 1854 : il avait alors 22 ans. Le noviciat fut peu après transféré à St-Ilan, et c'est là qu'il fit la profes­sion religieuse, le 14 septembre 1856. Il renouvela ses vœux pour cinq ans à X.-D. de Langonnet, le 25 du même mois 1859, et prononça ses, voeux perpétuels cinq ans plus tard, jour pour jour, le 25 septembre J864, dans la même communauté, entre les mains du R. P. Collin. Tous les supérieurs, appelés en ces circonstances à se prononcer sur l'admission du F. Matthieu lui adressent des éloges, pour son esprit de dévouement à ses ,fonctions, de régularité religieuse, de piété, d'attachement à sa vocation et à, la Congrégation. Sur, ce dernier, point, il se fit même, en différentes circonstances, le bon conseiller et le ferme appui de ceux qu'il voyait en butte aux tentations ions d'incon­stance et de découragement. Il a été assez heureux pour arrêter sur le penchant de l'abîme plus d'un de ses confrères qui lui doivent aujourd'hui, après Dieu, le bonheur de la persévérance dans leur saint état.

Quand il vint au noviciat, il savait faire quelques travaux de menuiserie, un peu de jardinage. On voulut plutôt l'utiliser comme cuisinier, et de fait telle a été sa fonction dans les diverses communautés où il a passé. Mais comme il se sentait d'abord peu expert dans l'art culinaire, on ne vit aucun inconvénient à l'envoyer prendre quelques leçons à la cuisine du château de St-Ilan. Mais il en vit lui de très graves à devenir l'élève d'une jeune cuisinière. Bien vite il demanda son éloignement, et il fut exaucé.

Sur ses vives instances pour quitter St-Ilan, le F. Matthieu fut appelé à Paris en 1866, et nommé cuisinier de la Maison du Noviciat des Frères à Mons-Ivry. Il avait le caractère gai, les traits de ses répliques peu limés comme du reste l'ensemble de ses façons; il parlait un français de sa composition, émaillé de drôleries et de quiproquos qui amusaient les bons novices et en amusèrent bien d'autres dans la suite. La mitre était pour lui la marmite sur la tète de l'évêque; envoyé acheter des huitres, il demanda au marçhaud, ahuri, un demi-cent de Jésuitres ; les Cochinchinois étaient pour lui les Cochons Chinois. On riait, et il laissait rire.

En 1868, il demande à partir pour les Missions, et il est envoyé en Sénégambie. Mais il ne fallut pas longtemps pour constater qu'il n'était pas fait pour les climats tropicaux. Le pauvre Frère dépérissait si misérablement qu'il présenta bientôt aux fièvres et cachexies africaines une proie facile, une victime sans résistance. Il fallut rentrer en France dès 1869; et après des soins reçus à Paris, la santé et les forces revinrent suffisantes pour que les supérieurs pussent l'envoyer à la communauté de la Ste-Famille, en la cité de Toulon. Il y était fort heureux, enchanté de se dévouer à toutes les oeuvres pauvres qui étaient là notre apanage. C'est là que la guerre franco-allemande l'a trouvé. En sa qualité de fils aîné de veuve, il avait été exempté du service militaire. Mais il était Allemand, et dans le trouble de 1'époque, sa qualité de religieux d'une part, sa nationalité de l'autre, attirèrent 1’attention des énergumènes. Il fut arrêté et mis sous les verrous, en la compagnie de son compatriote, le F. Donat, Wurtembergeois comme lui. Contre le P. Suillaud fut pris un arrêté qui lui donnait 24 heures pour quitter Toulon et le département du Var. Les FF. Matthieu et Donat virent se prolonger leur peu agréable détention du dimanche soir 2 au jeudi 6 octobre 1870. Ils sont alors conduits à la frontière suisse. Le F. Matthieu se rend de là dans sa famille, et après y avoir passé deux à trois semaines, il gagne la communauté de Marienthal. Au mois d'août 1871, les deux Frères rentrent à Paris avec le R. P. Burg. L'orage était passé.

Dès le 19. juin, le F. Matthieu avait écrit au T. R. Père pour lui demander à retourner à Toulon. « Je vous demande, disait-il, de me rappeler bientôt en France. Je resterai à votre service à Paris jusqu'à ce que je puisse rentrer à Toulon. Quoique les Français à Toulon n'aient pas été trop polis à mon égard, je les aime quand même, et j'aime bien être avec eux. »

Le F. Matthieu rentra en France, demeura une vingtaine de mois à Paris et fut envoyé à St-Pierre et Miquelon. Notre Congrégation y dirigeait alors un collège communal, et aidait M. l'abbé Le Tournoux dans le ministère paroissial. Le F. Matthieu fut chargé de tout l'intérieur de la communauté, cuisine, réfectoire, conciergerie, etc. Cette multiplicité d'occupations n'était pas sans l'agiter bien fort. « Ma tête, écrit-il, est souvent plus en feu que mon fourneau, qui ne marche pas bien non plus. » Il tint pourtant son poste de 1873 à 1876, où le F. Eugène le ramena en France. Après un séjour de quelques mois à la Maison­-Mère, il est envoyé à St-Ilan, où il reste jusqu'à la date du 21 mai 1887. Le noviciat des Pères vient de s'établir là Grignon, et le F. Matthieu en est nommé cuisinier. De 1888 à 1892,11 est au Bois-d'Estaires. Cependant, en 1892, les portes de l'Allemagne se rouvrent à notre Congrégation qui s'établit à Knechtsteden, avec un personnel de nationalité germanique le F. Matthieu figure sur la liste, et va occuper jusqu'en 1900 les fonctions de chef cuisinier.

Cependant le bon Frère a vieilli sous le harnais; il sent ses forces défaillir. Il demande à prendre sa retraite dans la communauté de N.-D. de Langonnet. Là, il utilisera ses dernières forces, tantôt à la cuisine par vocation, tantôt à la menuiserie par mode de délassement.

En septembre 1906, on célèbre à Langonnet ses noces d'or. Les grands scolastiques, qui prennent alors leurs vacances dans cette communauté, se chargent de tous les frais de la fête. Dans l'adresse de félicitations, « on remercie le vénéré Jubilaire d'avoir si efficacement contribué aux travaux des Missionnaires, en soignant leurs santés par une bonne et fortifiante cuisine, une cuisine d'un demi-siècle ».

Après cette suprême fête de la terre, il ne lui restait plus qu'à se préparer aux fêtes du ciel. De fréquentes et opiniâtres révolutions d'asthme l'avaient fort épuisé, lorsque vint l'abattre l'épidémie de grippe qui étendit ses ravages par toute la France, en cet hiver de 1906-1907. Nous empruntons le récit de ses derniers moments à une lettre adressée à son frère par le P. Simon, qui le veillait en sa dernière nuit, celle du lundi au mardi de Pâques :

Au Confiteor de la prière du soir, le pieux malade passa en revue tous les péchés de sa vie pour en demander encore par­don au Bon Dieu, et je lui renouvelai l'absolution. Puis il se reposa quelque temps, mais sans dormir. Je lui suggérai alors les invocations à Jésus, Marie, Joseph, qu'il répéta à plusieurs ,reprises, appelant à son secours son patron saint Joseph, et lui demandant de lui obtenir la grâce d'une bonne mort. Je détachai l'image du Saint Coeur de Marie suspendue au-dessus de son lit, et je lui dis : « Reconnaissez-vous cette image ? - « Oui, dit-il, c'est ma Mère - et il la baisa tendrement. Je lui remis son chapelet, et j'en commençai la récitation, en l'invi­tant à s'unir à moi de coeur. Il le fit avec bonheur. Puis, croyant qu'il reposait, je cessai et me retirai quelque temps. Mais, à mon retour, il me dit en souriant qu'il continuait son chapelet, Il a toujours en cette excellente dévotion particulièrement à coeur, à côté de la dévotion au chemin de la Croix, dont il parcourait deux fois le jour les douloureuses stations. De même il entendait chaque jour trois ou quatre messes, passant d'une chapelle à l'autre, où il savait qu'on les célé­brait. Rien ne l'eût fait se priver de la communion quoti­dienne. Cependant, vers le milieu de la nuit, le moribond de plus en plus affaibli ne répondait plus aux invocations pieuses que je lui suggérais. Je lui répétai encore ce qu'il disait si fréquemment durant sa vie: « Voici le Bon Dieu qui vous appelle : à la volonté du Bon Dieu! » Il fit un dernier signe d'assentiment. Je lui donnai une dernière absolution et me mis en devoir de dire les prières des agonisants, à la fin desquelles je perçus encore quelques faibles soupirs, puis régna le silence de la mort. Il était 4 heures du matin. Je pus annoncer le trépas à tous les Pères de la communauté, qui allaient monter à l'autel et qui purent ainsi dire la sainte messe pour le cher et regretté défunt.
Amet LIMBOUR.

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