Pierre-Simon MACHON
1842-1898


Pierre-Simon MACHON est né à Châteauneuf-d'Isère le 24 mars 1842. Entré d'abord au séminaire des colonies à Paris en octobre 1861, il passa au bout de six mois au grand scolasticat de Chevilly, sur les conseils du Père Freyd, de vénérée mémoire, qui reconnut en lui des marques de vocation religieuse. Il était en philosophie et venait de l'institution de Bourg-de-Péage, au diocèse de Valence. C'était, d'après les lettres du supérieur de cette maison, un bon et vertueux enfant, qui ne lui avait donné que des consolations pendant tout le cours de ses classes. Le jeune scolastique justifia pleinement cet excellent témoignage. Aussi fut-il admis à l'oblation dès le 2 février 1863, et à la profession le 26 août 1866. Prêtre, il fut aussitôt destiné, sur la côte Est de l'Afrique, à la mission du Zanguebar, que l'on venait de commencer quelques années auparavant. Zanzibar, Bagamoyo, Mhonda, Mombasa l'ont successivement vu à I'œuvre ; mais durant ses vingt-huit années de mission, Mhonda a été le principal théâtre de ses travaux.

C'est en 1871 qu'il fut envoyé fonder cette station avec le P. Wenger et le F. Oscar. C'était le premier essai d'établissement dans l'intérieur du pays, et au début les difficultés furent nom-breuses. Il y avait à vaincre les préjugés, les défiances, les oppositions plus ou moins dissimu-lées des chefs sur lesquels on avait cru pouvoir compter. Les embarras matériels n'étaient pas moins considérables ; et le Père Machon n'avait pas une constitution bien robuste. Il est même surprenant qu'il ait pu vivre près de trente années au Zanguebar. Mais - chose tant recommandée aux missionnaires et pourtant si rare - il était prudent, et il s'était formé avec soin au traitement des maladies des pays chauds. Aussi réussissait-il fort bien non seulement à guérir les Noirs, mais à combattre efficacement les affections plus ou moins graves (fièvre, dysenterie, anémie) dont lui-même ou ses confrères pouvaient être atteints. Un jour, on avait mêlé à sa nourriture un poison très dangereux. Le pauvre Père se sentit bientôt perdu. Mais, reconnaissant à certains symptômes la substance vénéneuse, il prit immédiatement un contrepoison et fut sauvé.

D'un caractère doux, facile, conciliant et plein d'aménité, aimant les Noirs, d'une patience à toute épreuve avec eux, il acquit peu à peu sur les indigènes un grand ascendant. L'intérêt qu'il savait prendre à leurs affaires, le soin qu'il mettait à saisir le tort comme aussi le bien-fondé de leurs revendications, le firent bientôt accepté et demandé même comme arbitre dans tout le Ngourou. A la connaissance du kiswahili, employé dans tout l'est de l'Afrique, il joignait celle du kizigoua, dialecte parlé dans les montagnes ; il était même initié aux usages, aux coutumes, aux lois, aux pratiques des gens du pays. Aussi pouvait-il juger leurs différents, non seulement d'après les principes généraux de la justice et du droit, mais encore d'après les traditions et la jurisprudence, un peu primitive sans doute, mais dont il fallait tenir compte cependant, de ces bons Wazigoua. C'est alors qu'il fallait le voir pour le trouver dans son véritable élément. Assis dans son grand fauteuil de toile, sous la véranda de sa maison, ou le plus souvent à l'ombre d'un arbre de sa cour, le Père Machon suivait des heures, des matinées, et parfois des journées entières, l'exposé des procès inextricables, le défilé des témoins, les interminables plaidoiries, ajoutant son mot, ramenant à la question, calmant les plus agités, prenant au grand sérieux toutes ces querelles, donnant parfois une décision, et le plus souvent renvoyant à la huitaine - une huitaine qui dure encore ...

D'arbitre, il devint bientôt chef politique. D'abord on ne lui avait demandé que des conseils, des avis et des décisions arbitrales ; on en vint bientôt à solliciter son alliance et à se mettre sous sa protection. La Mission avait en quelque sorte ses villages-liges ; si bien que ses confrères le plaisantaient souvent, l'appelant le suzerain du Ngourou.

Le bon Père usait de son influence pour le bien du pays. Les villages placés sous sa tutelle étaient-ils lésés par des voisins, ils recouraient à lui. Il faisait des remontrances, négociait, menaçait du Sultan, dont quelques soldats tenaient un poste aux environs. Mais si ces voies conciliatrices n'aboutissaient pas, c'était la guerre. Alors le P. Machon, si pacifique de son naturel, ne reculait jamais, et la Mission fournissait elle-même son contingent. On faisait ap-pel aux volontaires et une petite escouade bien armée partait pour l'expédition. Tenant à apprendre à ses miliciens comment doit se comporter en pareille occurrence le soldat chrétien, le Père Machon les faisait se confesser et communier, leur répétait ses recommandations, leur donnait au besoin des leçons de tactique militaire, et les envoyait ensuite, sous la conduite d'un capitaine, prêter main-forte aux alliés menacés dans leurs droits. Les soldats du Père comme on les appelait, remportaient toujours la victoire, car ils savaient, avec la justice et le droit, mettre le bon Dieu de leur côté.

Sous un extérieur bienveillant et doux, le P. Machon ne manquait pas, du reste, de décision et d'énergie. On le vit bien lors du soulèvement des chefs arabes contre l'occupation allemande. Jugeant la situation critique, après les lettres de Boushiriri, qui prétendait avoir été trahi par un enfant de Bagamoyo et menaçait de se jeter contre les stations de l'intérieur, les missionnaires de Tununguo, de Morogoro et de la Longa résolurent, pour se défendre eux et leurs chrétiens, de se cantonner àMhonda pour s'assurer, avec l'expérience et l'autorité du P. Machon, les sympathies et les alliances qu'il avait dans le Ngourou. On pouvait, du reste, en transportant à Mhonda les armes et les munitions dont on disposait, faire de cette station un point inexpu-niable. Boushiri, si fanfaron dans ses menaces, comprit qu'il irait audevant d'un échec. Aussi ne fit-il aucune tentativre contre Mhonda. Il subit même l'humiliation de voir son âne de guerre, un magnifique âne blanc, capturé et cédé au P. Machon. Celui-ci, le jugeant de bonne prise, l'enfourcha majestueusement, au grand dépit de Boushiri, - car aux yeux de tous les Arabes, c'était un cruel affront, et jugeant, dans une accalmie, qu'il était temps de réintégrer ses confrères dans leurs stations respectives, il les reconduisit lui-même à Morogoro, d'où il revint sans être inquiété, toujours sur son âne, qui devint historique.

Le péril, écarté du côté de Boushiri, reparut avec Bwana-Héri. Issu d'une ancienne famille de sultans, celui-ci siégeait à Sadani, sur la côte, et était en relations très fréquentes d'affaires avec le P. Machon. Mais, par suite de calomnies portées contre les Padri franza, accusés de connivence avec les Allemands, il déclara la guerre à la Mission. Soucieux de protéger ses "enfants", le Père dut forcément faire appel aux Allemands. Le baron de Gravenreuth, qui se trouvait à Morogoro, accourut aussitôt et battit un parti armé qui se portait sur Mhonda.

Mais le but suprême de la vie et des travaux du cher Père, c'était le salut des âmes. Trouvant que ses Wazigoua ne répondaient pas assez à ses soins, il demanda à Mgr de Courmont de recevoir chez lui des esclaves libérés. Les consuls anglais de Zanzibar, après la prise des boutres d'esclavagistes, étaient d'ordinaire fort embarrassés de leur capture. Les enfants, au moins ceux qui ne paraissaient pas trop disgraciés par la nature, étaient demandés et pris par la Mission anglaise. Les autres, avec les hommes et les femmes d'un certain âge, rebutés par les pro-testants, nous étaient offerts. Nous acceptions tout le monde, et avec reconnaissance : ce qui frappait beaucoup les Anglais, car leurs ministres ne leur donnaient guère l'exemple d'un pareil dévouement. Tout ce vieux et pauvre monde - en dehors des enfants gardés à Bagamoyo devenait la part convoitée du P. Machon. Il alléguait, pour les obtenir, qu'il avait de vastes terrains dans le Ngourou, que les vivres y étaient à bon compte, qu'on pouvait aisément, pour les instruire, trouver des catéchistes parmi les anciens de la station. Ces raisons étaient assurément convaincantes ; mais le Vicaire apostolique savait de plus qu'en déférant au désir du bon Père, il le rendait heureux, et il cédait volontiers.

Plus tard, en 1892, au départ pour la France du Père Alexandre Le Roy, qui avait fondé la mission de Mombasa, Mgr de Courmont jugea utile de mettre à ce poste un Père prudent, qui sût, tout en continuant le bien commencé, ne pas exciter les susceptibilités des protestants. Il choisit le P. Machon. Et, en effet, celui-ci se concilia les sympathies de tous. Il profita de ces bonnes dispositions pour construire sur un terrain appartenant à la Mission, de l'autre côté de la ville, une jolie chapelle provisoire en tôle galvanisée, avec charpente en fer. Mais les pro-testants usèrent de toutes sortes de moyens pour éloigner les Noirs : intimidation, promesses, dons intéressés ; et ils réussirent malheureusement à faire le vide autour de cette chapelle. Il fallut céder pour un temps.

Le P. Machon tourna alors ses vues vers la grande terre, car Mombasa est une île. A la demande des gens du pays Digo, il fit élever chez eux deux cases servant d'école-chapelle. Par malheur, les instituteurs manquaient. Sans se déconcerter, le Père trouve deux anciens maîtres d'école de la Mission protestante, en rupture de ban avec leur église, et les prend provisoirement à son compte, en leur spécifiant ce qu'ils avaient à enseigner.

Durant le séjour du P. Machon à Mombasa, un jeune explorateur anglais, français d'origine, conçut le projet d'aller se fixer à Matchakos, dans l'Oukamba ; mais il voulait un prêtre catho-lique. Il vint souvent en conférer avec le Père, qui désirait partir avec lui pour fonder là une mission. Malheureusement les conditions de l'entreprise étaient trop précaires, et l'explorateur mourut d'ailleurs quelques mois après. Le P. Machon en garda un vif regret et, voyant que ses efforts à Mombasa n'avaient pas été couronnés de succès, il jugea que mieux valait pour lui revenir au Ngourou, auprès de ses chers Wazigoua qu'il ne cessait toutefois de qualifier de "gens à tête dure et obstinés dans leurs superstitions."

Le bon Père avait alors une trentaine d'années de mission ; il se trouvait complètement épuisé. Deux ou trois fois, cependant, il était revenu en France pour y puiser de nouvelles forces. A son premier retour en 1873, il y resta même quatre ans. Après quelques mois passés à Cellule et à Saint-Ilan, il fut envoyé à Merville (diocèse de Lille) pour y fonder I'œuvre de Notre-Dame d'Espérance, qui nous a déjà donné tant et de si bonnes vocations. Il y demeura un an comme supérieur; son souvenir y est toujours vivant. Là comme partout, il a laissé la réputa-tion d'un saint homme et d'un excellent religieux.

Mais le P. Machon était avant tout missionnaire. Dès que ses forces étaient un peu revenues, il s'empressait de retourner à son poste de combat. Aussi peut-on dire qu'il est mort sur la brè-che. Au mois de décembre dernier, se trouvant pris de dysenterie, on l'avait fait transporter à la côte, pour le soigner à l'hôpital de Zanzibar. C'est là qu'il a succombé.

" Le P. Machon, dit Mgr Allgeyer, s'est endormi paisiblement dans le Seigneur, le 29 décembre 1898. C'était un missionnaire parfait, homme de règle et prêtre zélé. On ne peut lui repro-cher qu'une chose : une bonté parfois trop grande pour les pauvres de ce pays ; mais c'est un défaut si pardonnable ! Pendant la longue et pénible maladie, il ne demandait qu'à souffrir pour sa chère mission de Mhonda, se plaçant avec une entière confiance entre les mains de Dieu. Souvent il me répétait : La volonté de Dieu et rien de plus ! C'est Mgr Corbet qui, en se rendant à Madagascar, lui a administré les derniers sacrements.
(Notice biographique du Bulletin Général de la Congrégation)

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