LE FRÈRE FRÉDÉRIC MATHIS
de la Mission d'Haïti.
(Notices Biog V p. 426-429)


Au matin du 8 août de l'année 1912, pendant que les dernières balles éclataient à l'emplacement du Palais National, à Port-au-Prince, et que se préparait à la Chambre des Députés l'élection du nouveau Chef de l'État, le F. Frédéric, mort la veille, était inhumé sans solennité au cimetière du Clergé. Ses confrères eussent voulu voir à ses funérailles les nombreux amis que son dévouement lui avait acquis. Le bon Dieu en avait décidé autrement; après 29 ans de séjour à Saint-Martial, il s'en allait dans l'humilité où il avait toujours aimé à vivre.

Le F . Frédéric était arrivé à Port-au-Prince le 13 mars 1883, moins d'un mois avant de terminer sa dix-huitième année. Il était né le 29 avril 1865, à Lutzelhouse, dans le diocèse de Strasbourg. Il avait fait ses études classiques jusqu'à la classe de seconde, puis, entré au noviciat des Frères, il avait émis ses premiers voeux, le 8 septembre 1882. Son premier poste après sa profession avait été la Maison-Mère, où il avait exercé les fonctions de portier ; mais une extinction de voix dont il fut bientôt affligé fit songer aux Supérieurs majeurs à l'envoyer dans ,les pays chauds. Saint-Martial, éprouvé par la fièvre jaune en 1882, avait besoin d'un renfort. Le F. Frédéric fut donc envoyé 'en Haïti avec le P. Ritzenthaler et le F. Raymond. Deux jours après son départ de Saint-Nazaire sa voix lui était revenue dans toute l'ampleur qu'on lui a connue depuis. Il n'en garda pas moins une certaine faiblesse des bronches qui devait lui être fatale.

Au Séminaire-Collège, il fut d'abord nommé professeur au Cours primaire comme suppléant des FF. Stanislas et Oreste. En 1886, il eut les fonctions de sacristain en plus de ses fonctions de professeur. En 1888, de professeur du quatrième Cours de français, il devient professeur du deuxième, qui, deux ou trois ans plus tard, sera appelé la dixième. Il a conservé cette charge jusqu'en octobre 1909. Entre temps, le 24 août 1894, il fut admis a prononcer ses voeux perpétuels. Cinq ans plus tard il dut quitter Haïti pendant un an et fut placé à Cellule.

En août 1900, il était de retour à son poste. Mais en octobre 1909, il fut pris dans la nuit d'une congestion aux bronches qui nécessita son départ pour l'Europe le 13 novembre suivant. Le séjour de, Chevilly ne lui procura pas grand soula­gement, et il manifesta son désir de rentrer en Haïti pour mourir où il avait travaillé. Il revint en octobre 1910, et reprit ses fonctions de sacristain, mais dans les derniers jours de l'année, une nouvelle crise le força de cesser tout travail. Le Dr Destouches, qui le soignait, jugea qu'il était surtout neurasthénique, et s'efforça sans succès de réveiller en lui un peu d'énergie. Pour lui, il se préparait à mourir. Aux vacances, il se crut capable de monter à Pétionville : l'eau de Pétionville, pensait-il, devait lui faire le plus grand bien. Au bout de huit jours, un malaise dont il ne s'expliquait pas la cause le décida à redescendre au Séminaire : c'était le 4 août. La nuit suivante, il consentit à coucher à l'infirmerie, non pas tant parce qu'il se sentait sérieu­sement atteint que parce qu'il se trouvait isolé dans sa chambre, car ses voisins étaient en vacances. On ne reconnut la gravité de son état que le mardi matin 6 août. Tous les efforts furent tentés pour provoquer une réaction qui l'eût sauvé. Le soir à 8 heures, il devint évident qu'il allait de mal en pis ; lui-même se rendit compte que sa fin était proche ; il accepta volontiers de se confesser et de recevoir l'Extrême-Onction, et manifesta une grande joie quand on lui proposa de recevoir le Saint Viatique. Peu après qu'il eut reçu les derniers sacrements l'agonie commença, et il mourut le lendemain vers les deux heures de l'après-midi.

Tous ceux qui ont connu le F. Frédéric ont, croyons-nous, gardé de lui le plus sympathique souvenir. Ses confrères n'oublieront jamais son empressement à rendre service. Les élèves, bien que cet âge soit sans pitié, se rappelleront volontiers son dévouement toujours égal et toujours avenant. Avant tout il était bon, et sa bonté, avec une nuance de finesse et de malice, ne se déconcertait jamais. Il riait, et d'un bon gros rire, d'une mésaventure survenue à quelqu'un, tout en se prêtant de son mieux à aider celui qu'il voyait dans l'embarras. Un certain fond de timidité ne lui permit jamais de réagir contre J'impression qu'il ressentait de certain surnom à lui donné par les élèves, mais il ne s'en fâchait jamais, bien qu'il en souffrit vivement. Il aimait avec la plus grande discrétion les enfants qui fui étaient confiés, il suivait avec bonheur leurs progrès sans attendre d'eux une reconnaissance éternelle, et si ceux-ci, passant sous la direction d'autres maîtres, semblaient quelque peu l'oublier., il ne leur en restait pas moins attaché.

Que de fois, lorsque, après une longue séparation, il revoyait de ses anciens élèves, grandis et transformés, semblait-il absorbé dans ses souvenirs le sourire aux lèvres, content de la seule présence de celui qui revenait, et n'exprimant ses sentiments que par monosyllabes, laissant à d'autres le soin d'une conversation qui pouvait le distraire du passé. Sa classe était tenue avec soin, son ton de -voix y était toujours modéré : on eût dit qu'il parlait raison à des enfants de huit ans, et l'ordre y était si bien maintenu qu'il pouvait s'occuper très utilement pendant que ses élèves apprenaient leur leçon ou faisaient leur devoir; sa présence suffisait. Il punissait, mais avec une particulière prédilection pour les moyens de répression qui marquaient vivement le côté défectueux de la faute commise et faisaient impression sur le coupable sans le charger de pensum. Aussi était-il naturellement aimé de ses élèves, qui oubliaient vite le professeur de dixième pour ne se souvenir que du F. Frédéric.

Pendant 25 ans, le F. Frédéric fut sacristain, et le meilleur de sa vie se passait dans ses fonctions à la chapelle. Il eut toujours une piété très vive, et l'une des manifestations -de sa piété était le soin des autels, des ornements, des choses sacrées. On aurait pu s'en étonner, car il n'avait pas d'aptitudes pour les décorations extraordinaires ; et quand il s'y essayait parfois, c'était avec la conviction qu'il n'y réussissait guère. Aussi n'était-il soutenu que par sa foi dans les soins qu'il donnait à la chapelle. Il la tenait dans la plus exquise propreté, y employait tous les loisirs que lui laissait sa classe, à essuyer, épousseter, balayer : jamais besoin n'était de le stimuler sur ce point, et jusqu'en ses dernières années, l'amour de l'ordre et de la propreté du lieu saint allait chez lui aux dernières minuties.

Il s'ingéniait à orner le pauvre hangar qui sert de chapelle au Séminaire, sans jamais se rebuter ni réserver ses soins pour dès temps plus heureux où il aurait eu le soin d'une chapelle plus convenable. L'autel l'attirait surtout quand on y célébrait le saint Sacrifice ; jamais il ne se fatiguait de servir la messe dût­ Il le faire trois ou quatre fois par jour. Il resta toujours le sacristain de sa chapelle sans se donner des airs de sacristain universel, apte partout et toujours à tous les travaux de sa fonction. - Au contraire sortait-il du Séminaire il semblait incapable d'aider même à ses confrères dans les chapelles dont ils sont chargés, et il fallait le presser pour qu'il se crût autorisé -à leur rendre un service.

Pour nous résumer il eut à un . haut degré cette vertu de son état qui est la simplicité : marcher tout droit devant soi, sans rien désirer des avantages que peuvent donner les fonctions remplies - telle a été la règle de sa vie tout entière. Bien qu'il n'ait vécu que trente ans en Haïti, et qu'il soit mort à un âge relative­ ment peu avancé - 47 ans - cette éloge suffit à sa mémoire et vaut mieux que celui qui lui reviendrait d'amples travaux menés à bonne fin.

Page précédente