Le Père Joseph Moreau,
décédé en rade de Libreville, le 24 décembre 1906,
à l’âge de 41 ans.


Le Père Moreau est né à Coussay-les-Bois (Vienne), le 2 mai 1865. Le jeune Joseph commença ses études de latin à l’école cléricale de Châtellerault : puis, à partir de la cinquième, il les continua au petit séminaire de Montmorillon.

Le 1er septembre 1885, il entre au scolasticat de Chevilly, pour y faire ses études théologiques. Il fut ordonné prêtre le 6 novembre à Paris, par Mgr Dubois, ancien vicaire apostolique de la Sénégambie.

En août 1888, le jour de la fête du Saint-Cœur de Marie, il devenait profès dans la congrégation ; le lendemain, il faisait sa consécration à l’apostolat, et recevait son obédience pour le Congo français.

Il s’embarque le 4 octobre à Cherbourg, pour Loango, où il aborde le 9 novembre 1888. Quelle ne fut pas sa déception lorsque, le dimanche suivant, Mgr Carrie, réunissant son personnel, pour donner à chacun sa destination, il se vit attaché à la station de Loango, comme procureur et économe.

Pendant six mois, son temps fut partagé entre les travaux de sa charge à Loango et le ravitaillement des stations de l’intérieur. Il fut aussi le premier directeur de l’école normale, inaugurée au mois de janvier 1889 ; elle était ainsi appelée tout simplement pour la distinguer de l’école primaire et parce qu’elle était destinée à former des instituteurs pour les villages indigènes.

Il s’était mis avec ardeur à ces œuvres, nouvelles pour lui. L’intérieur du continent noir l’attirait toujours, mais l’obéissance le trouvait soumis. Quelqu’un cependant travaillait pour lui, c’était le P. Augouard ; et celui-ci fit si bien que, au bout de quelques mois, Mgr Carrie, se laissant paternellement dépouiller, donna au P. Moreau son obédience pour Brazzaville.

Cette station n’existait encore que depuis deux ans, et celle de Saint-Louis de Liranga, à l’embouchure de l’Oubangui, principal affluent de la rive droite du Congo, venait de commencer sous la direction du P. Paris, resté seul pendant six mois au milieu des Boubanguis, encore insoumis.

Mais bientôt, le P. Augouard se voit obligé de faire aussi, comme Mgr Carrie, le sacrifice de son compatriote, qu’il envoie (en 1889) à la station de Saint-Louis, alors passée sous la direction du P. Olivier Allaire.

Il fallait d’abord installer la mission d’une manière définitive, et ainsi délivrer les missionnaires, qui viendraient plus tard, d’une partie du souci matériel de l’existence. Pour cela, ils se mirent à faire toutes sortes de métiers, comme le P. Moreau le dit lui-même dans une de ses lettres : « Quitter un métier pour en faire un autre, tout en essayant de gagner les âmes à Dieu, c’est la vie du missionnaire en Afrique. »

Le P. Allaire, avec son esprit inventif, construit des machines pour faire des briques et installe une scierie ; son compagnon le seconde avec ardeur. Il faut élever une grande chapelle, on se met à la construire ; il faut l’orner de statues, on en fabrique.

Les caractères des P. Allaire et Moreau ne se ressemblaient guère ; mais tous deux se complétaient parfaitement, et unissaient leurs efforts pour faire prospérer la mission. La Providence préparait ainsi le jeune missionnaire à devenir le fondateur d’un autre établissement, et lui donnait une expérience qui devait bientôt porter les plus beaux fruits.

Mgr Augouard avait décidé la fondation presque simultanée de deux missions dans ces pays reculés, et, à peine la station de Saint-Paul des Rapides, à Bangui, naissait-elle, au commencement de 1894, qu’on installait celle de la Sainte-Famille, à la fin de la même année. Ce fut le P. Moreau qui fut désigné pour être le fondateur de cette nouvelle chrétienté ; et, pendant onze ans, il fut la sentinelle avancée du catholicisme dans cette partie de l’Afrique.

Pendant que le P. Moreau allait sacrifier les forces de son corps et de son âme, pour faire connaître le nom de Jésus-Christ dans un pays où il était encore inconnu, une pieuse fille de Normandie s’unissait de tout cœur à cette grande œuvre. Mademoiselle Vacquerie, ancienne institutrice, presque infirme, venait d’offrir à Mgr Augouard toute sa petite fortune, pour la fondation d’une mission qu’elle désirait voir dédiée à la Sainte-Famille.

La création d’une mission au centre de l’Afrique n’est pas une chose banale, comme on pourrait le croire. Il faut y apporter non seulement un grand courage, mais aussi une persévérance soutenue par un esprit de foi. Le P. Moreau, désigné pour commencer l’œuvre, ne s’attarde pas à de grandes considérations. Aidé par le P. Gourdy et le F. Élie, il se met tout de suite au travail à Brazzaville, pour faire les préparatifs de la nouvelle fondation ; et, tout étant prêt, il s’embarque avec son personnel, sur un bateau de la Société hollandaise, mis gracieusement à la disposition de Mgr Augouard.

C’est à Ouadda que le Père Moreau débarqua. L’endroit avait charmé Mgr Augouard. C’était une plaine herbeuse, toute verte, se prolongeant jusqu’à l’Ombéla : au milieu, s’élevait une colline, où se trouvait l’emplacement de l’œuvre projetée. La population de l’intérieur était douce, travailleuse et dense. Elle fournissait aux pères des vivres et des travailleurs ; et les riverains pêcheurs leur assuraient le transport des charges, avec du poisson en abondance.

Installés sur la colline, les pères espéraient y jouir toujours d’un bon air, et pouvoir évangéliser de là, en une seule et même langue et dans un rayon assez étendu, les nombreuses tribus groupées aus alentours.

Hélas ! à la fin de la grande saison des pluies, l’aspect du pays n’était plus le même. La plaine herbeuse, toute verte, avait disparu ; le vallonnement qui séparait l’emplacement choisi de la rive du fleuve s’était transformé en un marais pestilentiel ; et, de ce marais, sortirent une multitude de petits criquets qui, en quelques jours, dévorèrent le peu de végétation des alentours.

Le P. Moreau obtint l’autorisation de quitter ce lieu malsain. Accompagné du P. Rémy, il se mit en quête d’un autre endroit ; et, au bout de quelques jours, leur choix s’arrêta sur l’emplacement actuel de la Sainte-Famille, à une cinquantaine de kilomètres en amont de Ouadda, au point où l’Oubangui commence à s’incliner vers l’est. Le chef banziri, Bessou, qui fut toujours l’ami dévoué du père, avait préparé quelques cases indigènes en paille, en tout semblables à celles des Noirs, mais plus grandes. Elles servirent, l’une de chapelle, l’autre de chambre à coucher, une troisième de magasin, etc.

Le P. Moreau trouva installée, le long du fleuve, la peuplade des Banziris, vrais courtiers, un peu juifs, mais intelligents. Il sut gagner leurs sympathies ; et ces solides gaillards lui rendirent de signalés services pour le transport des charges.

À l’intérieur des terres, sur le terrain même de la mission et plus loin, se trouvait la tribu des Langouassis, population douce et intéressante, qui fournit aux missionnaires des vivres, avec leurs premiers et meilleurs travailleurs. Grâce à la bonne volonté de tous, des maisons, provisoires sans doute, mais plus confortables que les précédentes, furent rapidement construites. La mission possède encore, à l’heure actuelle, sa première case en bambous ; elle abrite de nombreux troupeaux.

À ce moment-là, l’œuvre principale des missionnaires était le rachat des esclaves. Le Père Moreau en avait déjà sauvé un certain nombre ; mais il fallait trouver de quoi nourrir tout ce monde : c’est de cette nécessité qu’est née son exploitation agricole. Le père avait fait venir de France une petite charrue légère ; les chevaux y furent attelés ; les bœufs y furent dressés, et de leur pas lent ils allaient bientôt tracer de beaux sillons, comme on en voit dans nos campagnes de France. Un peu plus tard, arriveront même des charrues “brabant”, et l’on possédera ainsi tout ce qu’il faut pour n’avoir plus besoin de recourir à la vulgaire pioche indigène.

Au bout de quelques années, il parvint à subvenir aux besoins de quatre à cinq cents personnes. L’abondance régnait même à la mission ; et de temps en temps, l’on faisait des distributions de viande fraîche. Aussi, les enfants, arrivés chétifs et malingres, devenaient-ils bientôt forts et robustes. Le village chrétien, formé avec les jeunes Noirs rachetés et élevés à la mission, avait suivi cet exemple ; et les convois de pirogues, Européens en tête, étaient heureux de s’y ravitailler à leur passage.

À côté des garçons, dont le nombre alla jusqu’à cent cinquante, une œuvre de filles prit aussi naissance. Le père s’en était réservé la direction ; et, aidé de femmes déjà chrétiennes, il apportait à leur formation un soin tout particulier. C’est qu’il savait que la famille chrétienne est le fondement le plus solide de la société.

Les enfants des deux sexes grandissaient ; il leur fallait assurer un avenir. Le P. Moreau songea à les réunir en villages spéciaux, où ils pourraient vivre de la vie à laquelle ils avaient été habitués à la mission. La Société antiesclavagiste vint à son secours, et on lui demanda de fonder un village de liberté sous le patronage de saint Henri. Le Père fut enchanté de cette offre ; il avait, en effet, tous les éléments pour établir l’œuvre. Il installa le village de Saint-Henri non loin de la station. Chaque ménage avait sa maisonnette, non pas luxueuse, mais plus confortable que les cases du pays ; et chacune des familles avait aussi ses plantations, ses animaux de basse-cour. Un bien-être inconnu des Noirs régnait donc à Saint-Henri.

Ce village était l’objet spécial des soucis du cher père, car il sentait que c’était là l’avenir de la mission. Il étudiait les coutumes des indigènes, autorisait ce qu’elles avaient de bon, redressait ce qu’elles avaient de mauvais ; il laissait à tous la liberté convenable, tout en leur faisant connaître et pratiquer leurs devoirs.

L’influence de ce centre civilisé et chrétien se fit bientôt sentir au loin. Les indigènes qui venaient visiter la mission étaient émerveillés des résultats obtenus de leurs congénères, par des moyens doux, justes et persuasifs. Dans ce village régnaient la joie et la liberté des enfants de Dieu ; car là on n’avait plus à craindre, ni d’être vendu et traîné au loin, ni d’être empoisonné par un féticheur quelconque. On pouvait travailler avec confiance dans l’avenir ; et déjà de nombreux enfants remplissaient l’air de leurs cris joyeux. Beaucoup d’indigènes venaient même demander aussi à être associés à ce genre de vie nouveau pour eux.

À la mort du vaillant missionnaire, le village de liberté comptait déjà de soixante à soixante dix familles ; et de nombreux enfants attendaient le moment de se choisir une compagne, pour grossir à leur tour le village.

Les deux premiers compagnons du P. Moreau avaient été le P. Gourdy et le F. Élie ; mais l’un et l’autre reçurent bientôt de nouvelles destinations, nécessitées par les besoins des œuvres. Le P. Raoul Goblet remplaça le P. Gourdy et mit au service de la station de la Sainte-Famille son dévouement le plus entier et son ardente jeunesse ; mais le soleil d’Afrique eut vite raison de ce tempérament bouillant : le pauvre confrère allait mourir, après moins de deux ans d’apostolat.

Il fut suivi de très près dans la tombe par celui qui l’avait remplacé, le P. Jean-Marie Gouillard qui fut enlevé en une nuit, presque subitement, par des rhumatismes articulaires. Le P. Moreau perdait en lui un dévoué collaborateur. C’est à lui qu’il aurait dû confier la mission à son prochain départ pour la France, qui fut ainsi retardé de plusieurs mois.

Pendant ces dix-huit ans d’Afrique, le P. Moreau n’est rentré qu’une fois en France. C’était en 1898, après ses dix premières années d’apostolat. Pendant son séjour en France, le père parcourut les grands et petits séminaires, voyageant le jour et la nuit, vivant très sobrement, heureux de faire connaître la congrégation et ses œuvres.

Quand il revint d’Europe en 1899, il amenait avec lui le F. Hubert, que la fièvre malmena pendant sept jours. Le huitième jour, à huit heures du soir, ce bon frère alla, sans compagnon, prendre un bain dans l’Oubangui, où il fut surpris et happé par un caïman : on ne revit jamais le corps du malheureux imprudent. Cette mort consterna le P. Moreau, qui comptait beaucoup sur son savoir-faire.

Le P. Moreau se dévoua encore pendant huit ans à la prospérité de sa mission. Cependant sa santé déclinait et il dut reprendre le chemin de la France.

Mgr Augouard écrit : « C’est dans un état de fatigue extrême que le bon père arriva le 24 novembre 1906 à Brazzaville ; et je ne pus retenir mes larmes quand, à bord du bateau, je le vis si affaissé, lui que j’avais toujours connu si alerte et si vigoureux. Un hamac attendait le malade à notre port, et avec mille précautions on le transporta doucement à la mission.

« Le 19 décembre, le P. Moreau prit passage sur le Léon XIII, qui devait le conduire sur la rive belge. C’est dans ma cabine que je lui fis mes adieux qui devaient, hélas ! être les derniers.

« Le 27 décembre, je recevais du P. Dahin un télégramme m’annonçant que le P. Moreau était mort le 24 décembre, en rade de Libreville. » -
Jules Rémy - BG, t. 3, p. 6.

Voir aussi : C.G. et C.N., Le Père Joseph Moreau, Desclée de Brouwer, Paris, 1911.

Page précédente