Le Père Léon MULLER,
de la Province de France, décédé à Chevilly, le 17 juillet 1948,
à l'âge de 60 ans, après 38 ans de profession.


Il fut un temps - vers 1935 - où, dans le corps profes­soral du grand scolasticat, les « moins de trente ans » for­maient presque la majorité. La guerre éparpilla cette équipe juvénile. Mais elle vient de se regrouper, mûrie, assagie et grisonnante, autour du P. Jaffré qui, par le miracle d'un directorat dépassant déjà les dix ans, réalise l'unité vivante de Chevilly à travers cette période si bouleversée.

Si les jeunes professeurs d'avant 39 se retrouvent au complet, les anciens et demi-anciens par contre manquent à l'appel. Le P. Catlin est devenu africain; le P. Dewaste est mort pieusement à Langonnet; deux autres enfin, sans avoir quitté Chevilly, dorment à l'ombre du grand Christ, au bout de l'allée des cerisiers: les PP. Naegel et Léon Muller.

C'est là qu’est le cher P. Léon, dont nous disons souvent qu'il nous manque. A côté de sa vigoureuse intelligence, de sa profonde piété, de son ardeur au travail que nous admirions, sa personnalité primesautière, véhémente et emphatique offrait un magnifique terrain à nos malices. Et il avait la belle charité de s'y prêter d'assez bon cœur. Son tempéra­ment explosif s'était progressivement apaisé sous l'action de la grâce, dans une union à Dieu que sa grande régularité religieuse facilitait et que les souffrances de sa dernière maladie vinrent consacrer. Sa mort, imprégnée de beauté surnaturelle, jette un rayon de sainteté sacerdotale authen­tique sur toute l'existence dont elle est l'aboutissement.

Le P. Muller nous est venu du vignoble alsacien. Au sortir de la petite ville d'Ingersheim, le préhistorique tramway à vapeur qui fait la navette entre Colmar et les abords du Lac Blanc s'engage résolument dans les vignes. Du moins en était-il ainsi avant les jours sauvages qui marquèrent la libération de la Poche de Colmar. Entre les contreforts des Vosges s'ouvrant en amphithéâtre, le vignoble formait une mer d'où émergeaient, tels des navires à l'ancre, de jolies cités aux toits rouges et aux remparts croulants. Coin de terre béni où pour la vigne d'Alsace le soleil se fait le plus prodigue de caresses. - L'on pourra discuter sur l'étymolo­gie du nom de Katzenthal, lieu natal du P. Muller; mais tel qu'il sonne aujourd'hui il a la signification pittoresque de « vallée des chats ». Le vallon des chats se blottit entre ses vignes et ses forêts, tout contre la montagne. Les deux rues parallèles du village s'arrêtent au pied de la haute muraille boisée. Muraille sacrée, car là-haut, dans le silence des sapinières, c'est le domaine de la Sainte Vierge; Notre­Dame des Trois-Épis, l'humble pietà haute d'une demi­ coudée, y règne et y donne audience.

La Vierge des Trois-Épis est un peu spiritaine. Si son autel est sculpté dans une somptueuse essence de la forêt gabonnaise, si une station de notre vicariat équatorial porte son nom, c'est justice; car auprès d'elle de nombreuses vocations spiritaines ont germé. La seule famille du P. Muller a fourni, d'oncle à neveux, petits-neveux et cousins­ germains, dix membres à la Congrégation. L'ancêtre de cette « gens » spiritaine fut le Fr. Auxène, bien connu par ses longs services à la procure de la Maison-Mère.

C'est lui qui attira à l'école apostolique des Petits Clercs de Saint-Joseph son jeune neveu Léon qui était né en 1883 et qui obéit à sa prédestination spiritaine vers l'âge de 14 ans. Deux frères de Léon Muller le suivront plus tard dans l'a même voie: Camille qui mourra scolastique durant la guerre de 1914, laissant un souvenir embaumé de délicatesse et de modestie, et Charles qui est aujourd'hui missionnaire en Oubangui.

En 1897, quand Léon Muller entra dans la Congrégation, aucune de nos maisons d'Alsace n'existait encore. Les vocations alsaciennes allaient de préférence aux Petits Clercs de Saint-Joseph à Seyssinet, au diocèse de Grenoble.

Durant ses trois années de Seyssinet, sous le supériorat du futur Mgr Heitz, Léon Muller vécut les enthousiasmes de l'Archiconfrérie naissante : l'érection de l'Archiconfrérie en 1897; la bénédiction, en 1899, de la nouvelle statue de saint Joseph - celle qui devait être couronnée au nom de Léon XIII -; enfin la fièvre des préparatifs du couronne­ment.

Seyssinet ne menait ses élèves qu'au seuil de la classe de troisième. En automne 1900 - probablement avant le 2 septembre, jour mémorable où saint Joseph fut couronné -Léon Muller passa à Cellule. Le petit séminaire Saint-Sau­veur joignait à ses 142 élèves un groupe de 43 petits scolas­tiques. Le jeune homme de Kazenthal s'y distingua d'emblée. Dès la classe de troisième son livret scolaire s'orne de toute une frondaison de lauriers qui s'épanouira dans le baeca­lauréat, justifiant l'appréciation du P. Pallier : «Bon élève, intelligent; travail sérieux et constant; souvent presque très bien; il mérite de réussir. »

Lorsque, en juillet 1903, le bachelier frais émoulu quitta Saint-Sauveur, les jours du petit séminaire étaient comptés. Combes en signa la suppression en novembre de la même année, et en décembre la Congrégation évacua la maison. Le noviciat de Grignon-Orly qui s'était ouvert à Léon Muller n'offrait, lui aussi, qu'une. sécurité illusoire. Le sursis de fermeture expira irrémédiablement au mois de février 1904. Le 29, après une nuit d'adoration passée à la chapelle, les novices du P. Genoud prirent tristement la route de Chevilly, tournant le dos à la maison très aimée du Sacré-Coeur de Grignon.

M. Muller, avec la générosité de ses vingt ans, s'était entièrement donné à la direction de son Père Maître. Dans les conférences du futur évêque, que d'aucuns ont trouvées laconiques et trop peu étoffées, l'esprit de foi et l'enthou­siasme de M. Muller découvraient une nourriture solide et durable. Il a souvent évoqué l'impression profonde que firent sur lui des phrases du P. Genoud jetées à ses novices d'un air inspiré et destinées à alimenter leur méditation.

Jeune profès, M. Muller demeura à Chevilly et y fit quatre années de scolasticat couronnées par la prêtrise en 1908. Elles furent prolongées par trois années ultérieures d'études romaines. Les photographies du temps de Rome nous ont conservé la figure d'un jeune homme de forte carrure souriant et bien peigné, respirant déjà cette décision et cette sûreté de soi qui furent toujours, avec l'intelligence rapide, les grandes ressources naturelles du P. Muller.

Les années romaines le marquèrent profondément. Il subit la fascination du P. Billot, alors à la veille de son élévation au cardinalat, dont l'enseignement n'était pas seulement un incomparable rayonnement théologique mais encore une belle leçon pratique de pédagogie. Des « proeleetionnes » du futur cardinal, lumineuses et pleines d'onction, les élèves passaient aux cours de morale du P. Bucceroni, d'un latin qui s'égayait de mille histoires savou­reuses. Le génie personnel de M. Muller, tout orienté vers le professorat, gagna beaucoup au contact de ces modèles.

Mais c'est surtout son âme de jeune prêtre qui s'épanouit au grand soleil de Rome. Rome, pour lui, c'était Pie X. Le P. Muller a souvent reparlé avec amour des audiences col­lectives du saint pape, de Pie X tirant de sa poche un humble Novum testamentum, lisant une page du texte sacré et y ajoutant un commentaire tout empreint de simplicité et de piété. Le P. Muller s'appropria en plénitude le fruit essentiel de la formation romaine, un esprit catholique concrétisé dans la vénération ardente pour la Chaire de Pierre. Plus tard, quand il voyait partir ses élèves pour le scolasticat de Rome, il avait soin de leur dire, avec sa manière emphatique, mais très sincère : « Je vous demande de réciter pour moi un Credo à la Confession de Saint-Pierre afin que, dans mon enseignement, je ne sorte jamais de l'orthodoxie ».

Promu docteur en philosophie à l'Académie romaine de Saint-Thomas et docteur en théologie à l'Université Grégo­rienne, le P. Muller fait sa consécration à l'apostolat en juillet 1911. Les trente-deux années de vie qui lui sont réser­vées encore seront presque entièrement consacrées au pro­fessorat : huit années à la théologie dogmatique à Knechts­teden; à l'autre bout de sa carrière, quatorze années à la théologie morale à Chevilly; entre ces deux grandes époques viennent se placer trois années de ministère à Monaco, six ans d'enseignement des humanités au Canada et à Saverne un an de philosophie à Mortain. Et voilà une vie bien remplie. . Bien que formé dans la Province de France, le jeune pro­fesseur fit ses premières armes au scolasticat de la Province d'Allemagne. Il n'y avait à cela rien d’anormal. C'étaient des Pères alsaciens qui avaient ressuscité nos oeuvres d'Alle­magne dans les ruines solitaires de l'abbaye norbertine de Knechtsteden, en bordure de la forêt du Rhin, à l'ombre d'une admirable basilique romane. Jusqu'à la guerre de 1914, les professeurs du grand scolasticat allemand usaient couramment de la langue française en récréation, à table, en réunion de conseil, car ils avaient été pour la plupart formés dans la Province de France.

Le P. Muller s'imposa vite à ses élèves. Certes, il n'était pas l'ami des subtilités, dont pourtant une science théolo­gique rigoureuse ne saurait se passer. Expéditif en tout ce qu'il entreprenait, il lui arriva quelquefois de sauter à pieds joints par-dessus des difficultés réelles. Devant la contra­diction il s'indignait et prenait facilement des attitudes de « Jupiter tonans ». Mais ces défectuosités étaient compensées par de très belles qualités pédagogiques : clarté, ordre, ponctualité dans l'exécution du programme, débit très vivant où ne manquaient ni la note concrète ni le pitto­resque. Il ne lui a manqué qu'une nuance de profondeur et de mansuétude pour être le professeur de séminaire idéal.

Au dehors, en pays rhénan, le « docteur Muller », comme on l'appelait, fut un orateur apprécié. Ses années de scolas­ticat ne l'avaient pas préparé à la prédication allemande. Mais doué d'une grande facilité d'adaptation, il se fut immédiatement prédicateur et conférencier. Sa veine oratoire se sentait stimulée tant par les beaux auditoires ouvriers de la Rhénanie et de la Ruhr que par la parenté de la langue allemande avec son dialecte natal. Plus tard, en pays de langue française, il ne sera pas moins bon orateur, et sa prononciation française, sans être absolument parfaite sera cependant d'une assez remarquable pureté.

La déclaration de la guerre de 1914 surprit le P. Muller en vacances, dans son village. Il dut se présenter au centre de mobilisation de Colmar; débrouillard comme il était, il obtient une affectation d'infirmier sur place, dans les locaux du collège libre dirigé par son ami, l'abbé Ritter.

Les événements qui suivirent valent la peine d'être narrés, en raison de l'épilogue qui leur était réservé après l'armistice.

Les troupes allemandes se retirèrent de Colmar le 15 août. Le P. Muller remonta paisiblement à Katzenthal. Le 21, ce fut, dans le village, l'accueil émerveillé des premiers diables bleus. Le 22, samedi, le P. Muller s'absenta vers 10 heures du matin. Il se passa deux heures à peine et, brusquement, la musique des engins de guerre se déchaîna. Les Allemands, rentrés dans Colmar, en étaient venus aux mains avec les chasseurs français dans la zone Logelbach-­Ingersheim-Katzenthal, et leur artillerie commençait à faire des dégâts.

Où se trouvait alors notre P. Léon ? Au presbytère d'In­gersheim, fourchette en main, restaurant ses forces après une première séance de confessionnal : on était à l'avant-­veille de la Saint-Barthélémy, fête patronale du lieu. Curé, vicaire et Père confesseur se levèrent de table et descendirent à la cave. Le P. Muller était alors dans la splendeur de ses trente et un ans. Il ne tint pas longtemps dans son refuge. Malgré les adjurations de ses compagnons, il alla, au péril de sa vie, jusqu'à l'hôpital, et s'y dépensa auprès d'une trentaine de chasseurs alpins gravement blessés. A 5 heures il profita d'une accalmie pour reprendre la route de Katzen­thal. Il lui fallut une heure et demie pour franchir les 2 kilomètres de chemin, car le feu reprit et de nouvelles occa­sions de dévouement sacerdotal le sollicitèrent. Dans sa maison paternelle, il trouva installée une ambulance, et jusqu'au cœur de la nuit il s'affaira aux côtés des médecins militaires.

Le temps d'avaler quelques bouchées peu avant minuit, de prendre trois heures de repos, et ce fut une nouvelle journée trépidante où l'ardent Père vécut en plénitude. Messe militaire à 3 heures et demie. Ramassage des blessés et des morts de 5 heures à 8 heures. Enterrement de seize morts à 8 heures et demie. A la grand'messe du village, sermon allemand et sermon français. Au nom de la population apeurée par le grondement du canon,- le Père prononce en chaire le vœu d'une messe à perpétuité. Dans la soirée, enterrement solennel d'un alpin, avec allocution vibrante. Le dimanche s'achève à l'église, à entendre les confessions des soldats.

Notre confrère a attaché beaucoup d'importance au compte rendu exact de l'emploi de son temps les 22 et 23 août 1914. Nous saurons pourquoi, quand nous verrons la surprise qui l'attendait à la fin de la guerre.

L'on sait que le séjour des troupes françaises dans la région de Colmar ne se prolongea guère au delà d'une semaine; la ligne de feu devait se replier sur les crêtes et s'y main­tenir jusqu'en 1918. Le P. Léon retrouva sa chaire de dogme au scolasticat allemand. Il fut bien menacé quelque temps d'enrôlement dans la troupe comme simple soldat infirmier. Pour parer à ce risque, il fit une demande d'affectation d'aumônier militaire. Dans une caserne de Neuss il prit des leçons d'équitation pour lesquelles la complaisance d'un sous-officier alsacien mettait à sa disposition une monture particulièrement solide et débonnaire, Mais sa nomination d'aumônier ne vint jamais.

Les communautés de Saverne et de Neufgrange ayant été, à l'armistice, rattachées à la Province de France, Mgr Le Roy demanda la rentrée des confrères alsaciens dont la présence n'était pas indispensable au fonctionnement des oeuvres spiritaines d'outre-Rhin, Le P. Muller mit toute son impétuosité naturelle à exécuter cet ordre. Dépourvu de passeports et trop impatient pour se soumettre aux démarches nécessaires à leurs obtention, il força les cordons britannique et américain. Au contrôle français, la complicité d'officiers qui le firent passer pour leur aumônier le dispensa du devoir de présenter ses papiers. Et ainsi, rayonnant et triomphant, le P. Léon fit irruption dans la communauté de Neufgrange.

Il y est accueilli par des mines étonnées. Le Père ne com­prend pas. Au cours de la guerre déjà une carte laconique de son oncle, le Fr. Auxène, envoyée de Paris par la Suisse, lui avait laissé entendre d'énigmatiques reproches : « Oncle Alinda pas content de toi ». De quoi s'agissait-il? De l'héroï­que journée du 22 août 1914, ni plus ni moins. Quelqu'un, à Katzenthal, avait dû être frappé, ce jour-là, de l'absence du P. Léon durant les premières heures du combat. Une supposition déshonorante s'esquissa quelque part, celle de renseignements portés à l'ennemi. L'hypothèse s'est-elle échafaudée sur place et le jour même ou plus tard seulement à Paris? Toujours. est-il qu'elle parvint aux oreilles d'un haut personnage ecclésiastique de la capitale qui, à son tour, en informa la Maison-Mère. Et voilà la nouvelle qui atten­dait le P. Muller à l'heure même où il venait se jeter à corps perdu dans les bras de la France.

Tous ceux qui l'ont connu s'imagineront sans peine le bond qu'il fit alors. Dès le lendemain il était dans le bureau de Mgr Le Roy . « Monseigneur, je demande à passer en conseil de guerre! » Le Supérieur général ne douta pas d'une innocence si impétueusement disposée à affronter les épreuves d'un tribunal. Mais il est probable qu'il eut quelque peine à l'apaiser. Après cette grande émotion dont il ne se remettra jamais, nous trouvons le cher Père sur la Riviera. Monaco sera son champ d'action de février 1919 à septembre 1922. La rési­dence spiritaine de Monaco dont la vie dura quelques vingt ans avait été fondée en 1910. Le concours des deux ou trois Pères qui s'y trouvaient était demandé dans différentes aumôneries, à la paroisse de la cathédrale, voire même à la chancellerie épiscopale et dans la chapelle de Son Altesse Sérénissime. Le P. Muller vint à la rescousse du P. de Wau­bert, alors seul et débordé. Il y vint plein de santé et d'ar­deur, entreprenant beaucoup et ne doutant jamais de rien. Mgr Bruley de Varannes, le nomma; son chancelier. Il fut aumônier du pensionnat des Dames de Saint-Maur. Il mit sur pied des cercles d'études où se rencontraient les plus hauts fonctionnaires de la Principauté. Il prêcha beaucoup. Grand travailleur, rempli de zèle, il était exigeant pour les autres. Il l'était trop. La main du chancelier pesait lourdement sur certaines personnes du diocèse miniature. Mais la roche Tarpéienne n'est pas loin du Capitole : celui qui, sur la Côte d'Azur, avait fait la pluie et le beau temps se réveilla un jour dans les neiges du Canada.

L'arrivée à Saint-Alexandre remet le P. Muller dans sa vraie vocation, celle de professeur. Mais au lieu de la théolo­gie, ce sont les humanités qu'il enseignera. Les beaux succès universitaires de ses élèves attestent que la réadaptation du professeur se fit dans les meilleures conditions. Il pouvait même sembler que le cher Père eût trouve dans l'enseigne­ment des lettres son orientation définitive; car après ses trois années de Canada, les Supérieurs, l'envoyant à Saverne, lui confièrent la succession d'un professeur de rhétorique d'une valeur exceptionnelle, le P. Alexandre Schneider.

A Saverne, comme au Canada, il demeura ami du minis­tère et des relations extérieures à un degré qui étonnerait ceux qui n'auront connu que l'ermite des dernières années de Chevilly. N'ayant pas été en pays de mission, il ne reculait pourtant pas devant les conférences missionnaires, ce qui prouve autant son courage au travail que sa grande sûreté de lui-même. Le succès, du reste, répondait à sa hardiesse. Voici une jolie réflexion qu'il fit là-dessus à des scolastiques de Chevilly. Il avait prêché à Paris, à Notre-Dame de la Gare dont le curé, M. Ambler, avait été son condisciple à Seyssinet. La malicieuse jeunesse de Chevilly, présente au discours, lui fit remarquer à l'heure où la foule s'écoulait de l'église : «Mon Père, votre sermon a donné une quête magni­fique. - Cela ne me surprend pas, répartit le Père; j'ai un don de persuasion, extraordinaire. Vite, prenez vos cha­peaux et placez-vous aux portes! »

- Le chroniqueur de Saverne note que personne ne fut étonné lorsque, en 1928, le P. Muller fut rappelé à un poste plus élevé, celui de professeur de philosophie à Mortain. Mais Mortain ne fut qu'une étape d'un an, une halte au seuil de Chevîlly.

C'est ' en 1930, à l'âge de quarante-six ans, que le P. Muller revint au berceau de sa vie religieuse et de son sacerdoce où l'attendait, après une dernière période de riche activité, une mort prématurée à soixante ans. Ses fonctions devinrent celles de professeur de morale et de droit canon. Ces matières, il ne les avait pas enseignées jusqu'alors, mais il allait, en pleine conscience, y exceller jusqu'à devenir ce que les moralistes appellent un auctor probatus.

Le P. Léon se fit vite apprécier... et redouter des scolastiques. Les cours de morale satisfaisaient leur désir de clarté et flattaient leur goût du pittoresque. Quel est celui de ses élèves qui a oublié le geste doctoral du pouce, les inflexions si caractéristiques de la voix qui s'enflait solen­nellement aux chutes de phrase, les artifices employés pour voiler la prise de tabac dans un mouvement oratoire? Mais le professeur n'oubliait pas que les Pères du scolasticat partagent les responsabilités disciplinaires du directeur de l’œuvre, et c'est par là qu'il se fit un peu redouter. Des groupes oublieux de quelque prescription du règlement risquaient de le voir arriver à l'improviste, l'index tendu et, dans les yeux, la flamme de l'archange. Avec les années la véhémence de ces interventions devait s'atténuer. Le souci de la discipline contraria de plus en plus son désir de tran­quillité, et il répétait volontiers qu'il ne supporterait jamais. d'être nommé directeur ou supérieur, Toujours, du reste, il porta en lui un capital de bonté et de bonhomie qui se découvrait facilement, Voici un petit trait typique. S'il est un vice de la jeunesse cléricale que le Père avait en abo­mination, c'est bien l'impétuosité de la course à l'intérieur de la maison. Un jour, le Père se rendait à l'examen partieulier, la tête légèrement penchée de côté, les yeux mi-clos, le chapelet sur la poitrine. Un scolastique, se croyant en retard, dévale l'escalier en ouragan et, dans le vestibule du réfectoire, se jette sur le P. Muller. Ébranlé par le choc, mais fier de sa résistance, le P. Léon profère de son ton doctoral : « Heureusement que je pèse cent kilos! »

Les mêmes adoucissements progressifs vinrent augmenter le charme de ses rapports confraternels. D'une manière habituelle, il était un homme de compagnie vraiment appré­cié, d'une conversation intéressante et gaie, vivant inten­sément la fraternité qui unit les Pères du scolasticat et que d'ailleurs le pittoresque de sa personne venait enrichir. Mais il usait à l'excès de son jugement. Les nouvelles cons­tructions de Chevilly ont poussé sous le feu de son inspection quotidienne, et si, dans ces bâtisses, toutes les erreurs n'ont pas été évitées, ce n'est pas faute de conseils et d'avertis­sements de sa part. Protestations même, lorsqu'il voyait le directeur du scolasticat accorder des mitigations à la discipline et qu'il les jugeait funestes. A table, les Tu autem imprévus le chagrinaient. « Il n'y a plus de vie religieuse », gémissait-il ou bien, après de sombres constatations sur l'état du scolasticat, il concluait par un tragique et résigné: « Videant consules! » Mais de ces vertueuses indignations l'on souffrait de moins en moins, à mesure que l'on découvrait son fond indubitable de bonté et d'humilité. Quand on a connu le P. Léon dans l'intimité de ses dernières années, on peut dire sans hésiter qu'il était une âme en ascension vers la plus authentique vertu d'humilité. Les humiliations ne lui ont pas toujours été ménagées, même devant témoins, et plus d'une fois il les avala sans réaction extérieure et sans y faire allusion par la suite.

Son âme avait une résonance surnaturelle. Les scolastiques ne s'y trompaient pas; ils étaient nombreux à lui demander la direction spirituelle. Sa piété cependant était sans apprêt. A l'oraison et à l'action de grâces il était tou­jours assis, du moins depuis un accident de vélomoteur qui lui avait rendu douloureuse la flexion du genou. Emmitouflé dans sa houppelande, le menton grisonnant sur la poitrine, on l'aurait cru assoupi, n'eussent été de loin en loin un pro­fond soupir et la manœuvre discrète et lente de la prise de tabac prescrite par le médecin. Une chose qui intrigua tou­jours ses observateurs fut l'allure très rapide de sa messe. Sa célébration pourtant était pieuse, sans mouvement préci­pité, Son secret était dans un certain art de comprimer les rubriques, art qu'il se réservait comme un privilège personnel. Un scolastique prêtre s'étant permis un jour de revenir à la sacristie au même moment que le Père, celui-ci, après avoir déposé son amict, le pria de ne plus recommencer cet exploit.

Vers 1936, le cher Père prenait progressivement l'habitude d'esquiver le ministère extérieur. C'était probablement sa maladie qui déjà le travaillait et l'alourdissait. Et puis, le démon littéraire - s'il est permis de parler de démon à l'occasion d'ouvrages de saine doctrine - le démon littéraire s'emparant de lui, l'avait enchaîné à son bureau. Le P. Muller est l'auteur de deux ouvrages théologiques et d'un nombre impressionnant de traductions.

L'écrivain théologique s'était éveillé dans le professeur. Pour le bien de ses élèves il avait eu l'idée de rassembler les principes de la théologie morale en un recueil de canons dont il polit le latin avec amour. De ce travail naquit la Summa theologioe moralis ad modum codicis exarata, petit volume publié par Desclée-Saint-Jean. Le P. Léon n'enten­dait pas enrichir par son livre la série des résumés complets de morale à la manière d'Arregui ou de Joue. Il a toujours protesté que son livre était un recueil des principes, chose neuve sur le marché de la théologie morale.

Quand la Summa parut, il fit à maintes reprises cette réflexion mélancolique : « Si le livre portait en tête le nom d'un P. Vermeersch, on se l'arracherait. » L’œuvre en effet, ne s'écoula que lentement. Car si, en science théologique, le clergé moderne est friand d'ouvrages brefs, il recule devant le latin. Avec son sens pratique très éveillé, le cher Père entreprit de bonne heure une adaptation française de la Summa. Et le succès vint. A l'heure actuelle, Desclée im­prime la troisième édition de la Somme de théologie morale sous forme de code.

Mais ce sont surtout les presses d' « Alsatia » que l'ermite de Chevilly a alimentées. Pour sa « Petite Bibliothèque théologique des Fidèles », composée principalement de tra­ductions, « Alsatia » demanda au P. Muller une morale qui n'était pas à traduire, mais à faire. Il la fit. Le volume de plus de trois cents pages eut pour titre : Théologie morale à la portée de tous.

Quant à ses traductions et adaptations, elles sont nom­breuses. Ouvrages théologiques (deux volumes de la Petite Bibliothèque théologique des Fidèles); les livres de spiritua­lité remarquables de notre confrère allemand, le P. Graef; la collection spirituelle si prenante du P. Lucas, pallotin; un ouvrage populaire sur Thérèse Neumann; une plaquette sur deux petits possédés alsaciens (traduction de jeunesse, remontant aux années de Monaco); une collection de préten­dues prophéties sur le monde en feu. Ce dernier livre valut au P. Muller des lecteurs spécialement passionnés dont les lettres bizarres adressées au traducteur montrent suffisam­ment combien ce genre de publications est regrettable.

La qualité de ces versions n'est pas à sous-estimer. Tout le monde sait que les belles traductions sont chose plutôt rare. Le beau traducteur est un artiste; un artiste qui ne se contente pas du premier jet, mais qui prend le temps de ciseler son oeuvre au point d'en faire un régal pour les délicats. Le tempérament du P. Muller ne lui permettait pas cette patience. Il travaillait littéralement à la pièce. Mais ses versions ne sont pas moins bonnes que la majorité des travaux de ce genre. Si son style se ressentait parfois trop du voisinage de l'original, du moins sa parfaite connaissance de l'allemand le mettait-elle à l'abri de ces contresens que n'évite presque jamais entièrement le traducteur français.

« Alsatia » a eu en la personne de notre confrère un colla­borateur très précieux qui, nommé conseiller technique de la maison éditrice, lui rendit encore de grands services pour le choix des publications à lancer.

Au cours de l'année qui précéda la déclaration de la guerre, le P. Muller exprima plusieurs fois des pressentiments de mort. Nous étions portés à confondre ces réflexions austères avec ces formules oratoires dont il aimait à orner sa conver­sation. Mais l'observateur attentif pouvait se rendre compte qu'elles venaient du fond de son âme, de cette âme qui n'était jamais entièrement cachée. Ils n'avaient d'ailleurs rien de sombre, ces pressentiments. A ses visites au cimetière, durant la récréation de midi, il parlait de temps en temps de la bonne petite place qui lui était réservée là.

Assez souvent le Père se plaignait de digestions pénibles. Mais rien ne poussait à supposer une maladie aussi grave que la sienne : son ardeur au travail paraissait intacte. Il assumait allégrement la surcharge de cours occasionnée par la mobilisation de ses collègues qui n'avaient été remplacés que partiellement. Il poursuivait avec ténacité la mise à jour et l'adaptation française d'un ouvrage encyclopédique sur les ordres religieux; ce travail l'astreignit à une volumi­neuse correspondance, mais sa mort, jointe à la difficulté des temps, devait le rendre infructueux.

C'est seulement en juin 1943, à quelques semaines de sa mort, que notre confrère rendit les armes. Ses douleurs d'estomac croissantes le firent mettre en observation à l'hôpital Saint-Joseph. La Faculté, reconnaissant sans doute son état cancéreux grave, le congédia avec de vagues encouragements. Le cher Père se mit au repos, faisant la navette entre sa chambre et l'infirmerie. Un jour du début de juillet, il tomba dans sa chambre sans trouver la force de se relever. Des scolastiques vinrent à son secours et prévin­rent le Frère infirmier. Il y eut alors ce petit dialogue :

- Frère, savez-vous ce qui vient de m'arriver?
- Qu'est-ce qui vient de vous arriver? »
Le Père fait le récit de l'accident et ajoute : « Frère, croyez-vous que mon état soit sérieux?
- Certainement.
- Sérieux au point qu'il faille mettre ordre à mes affaires?
- Ce sera plus sûr.
- Eh bien! préparez tout pour l'extrême-onction. »

Le Père Muller usa en cette circonstance de son grand esprit de décision, et il en usa avec autant de naturel que s'il se fût agi d'un nouveau livre à traduire ou d'une heure supplémentaire de cours à accepter.

Notre confrère mourut le 17 juillet 1943. Écoutons le récit du P. Jaffré destiné aux scolastiques que les vacances ou la guerre avait dispersés.

« Bien chers scolastiques. Après la promesse de garder le silence au cours de vos vacances, ce courrier va sans doute vous surprendre. Un événement imprévu m'impose de con­trevenir à mon intention pour vous annoncer une douloureuse nouvelle, un deuil du Scolasticat et de la Congrégation, vous devinez peut-être, la mort du cher P. Muller Léon, survenue ce soir à 21 h. 30.

« A votre départ, vous vous souvenez, vous avez laissé le Père à l'infirmerie, à son retour de l'hôpital, en proie à une maladie d'autant plus alarmante qu'elle semblait échap­per à la compétence des docteurs. Sans doute, malgré la gravité de son état, on conservait encore quelque espoir fondé de guérison. Mais l'évolution rapide du mal ne tarda pas à nous inspirer de vives inquiétudes. Le Père, ne pouvant plus prendre aucun aliment, déclinait sensiblement de jour en jour.

« Dans cette situation dangereuse, nous voulûmes épuiser tous les moyens d'y remédier. Notre impuissance à arrêter l'infection et même à la soulager nous décida à hâter l'opé­ration prévue pour la semaine suivante. Le spécialiste de Péan s'offrit à tenter la chance. Hélas, l'examen interne révéla un foyer d'infection si étendu et si complexe, qu'il excluait toute intervention chirurgicale. Le cancer, car c'en était un, qui avait pris racine dans les ganglions de la colonne vertébrale, traversait un réseau de nerfs et entamait déjà le cœur, l'estomac et le foie. On ne pouvait y toucher...

« Condamné, le Père demanda à venir mourir en commu­nauté. La solution répondait à nos propres désirs, car elle nous permettait d'entourer le malade de notre pieuse solli­citude et de bénéficier de son bel exemple devant la mort. Il n'avait pas attendu cette extrémité pour s'y préparer. Dès le début de juillet, lorsqu'il eut le clair pressentiment que le Maître, par cette maladie, frappait à la porte, il s'empressa d'ouvrir à la discrète messagère et de l'accueillir résolument. Le premier, avant même que l'on eût songé à cette précaution, il sollicita lui-même les derniers sacrements : c'est à nous, disait-il, à donner l'exemple sur ce point. » Au cours de la cérémonie, en présence des derniers scolastiques et des autres communautés, après avoir répété son bonheur de mourir dans la Congrégation, il demanda pardon à tous ceux que, dans sa vie, il avait pu malédifier : « c'est un « euphémisme », précisa-t-il. Puis, en termes émouvants, il affirma son profond attachement au Scolasticat et me chargea de vous transmettre ses suprêmes adieux.

« Dès lors il n'eut plus qu'un souci : oublier la terre pour se tourner vers l'éternité, s'absorber en Dieu et se livrer à sa sainte volonté. Cette franche attitude devant la grande réalité, il ne la démentit pas un instant dans sa marche à la mort. Cent fois il renouvela son sacrifice et son abandon. Dès qu'on l'y invitait, spontanément ses mains se joignaient, il répétait les formules suggérées et se traçait un grand signe de croix.

« Nous qui l'assistions, nous avons pu admirer comme, la présence de la mort accueillie par la foi le transfigurait. Sa résignation imprimait sur ses traits le reflet de sa sérénité intérieure et assouplissait sa nature. Malgré ses souffrances atroces il conservait une aménité et une complaisance surprenantes. Au Fr. Barthélémy, qui lui prodiguait, il est vrai, une sollicitude au-dessus de tout éloge, il témoignait une reconnaissance touchante. Même affabilité à l'égard de ses visiteurs : il les saluait et les remerciait d'un gracieux geste de la main et du regard.

« Ces dispositions édifiantes s'accentuèrent encore à son retour de Péan, dans ces deux derniers jours qu'il appelait « ses grandes heures, sa messe suprême sur l'autel de la mort» et qui devaient achever de le purifier. Aucune plainte dans ses douleurs : «La pensée de l'utilité de mes souffrances est « ma grande consolation », me confiait-il d'une voix éteinte.

« Cependant ses forces s'épuisaient. Il souhaitait atteindre le samedi. A plusieurs reprises il s'enquit du jour: « Encore « le vendredi, c'est fantastique ». Puis il ajoutait avec un soupir ardent : « Oh, le samedi ! » Son voeu fut exaucé. Après le balbutiement, comme dernière prière, de l'Ave Maria, il quitta cette terre au soir du jour consacré à Marie.

« Beati qui in Domino moriuntur! C'est l'impression que laisse cette belle mort. Le Père lui-même en a apprécié la faveur « J'aurais pu mourir comme les mécréants, j'aurais pu... mais Dieu m'a donné la foi. »

« Bienheureux aussi ceux qui y ont assisté. Malgré la tristesse de la séparation, ils en emportent un parfum de consolation par l'espérance d'une telle fin. Un tel spectacle est une grâce. »

Ce témoignage du directeur de Chevilly qui, pendant sept ans, a vécu côte à côte avec un P. Léon sans fard, est la plus belle gerbe que nous puissions déposer sur la tombe de notre confrère.

Le P. Muller a souvent affirmé que son biographe aurait la tâche facile, qu'il trouverait une notice nécrologique toute faite, de la main même de son héros. Or cette notice n'a pas été retrouvée. Le Père, à l'approche de la mort, l'aura sans doute condamnée au feu par un solennel quid hoc ad aeterni­tatem? Une telle détermination répondait bien à l'affinement de son âme au seuil de la Patrie.

Dans les notes qui précèdent, et dont les lecteurs du Bulletin devront se contenter à défaut de l'autobiographie disparue, personne ne sera tenté, de voir un panégyrique. En revanche on voudra bien ne pas y méconnaître l'hommage de piété et de sincère amitié pour un confrère dont nous avons aimé la conscience religieuse, le total dévouement à l’oeuvre de Chevilly, le pittoresque aussi, et surtout la fidélité croissante à l'idéal évangélique. Il a mis visiblement sa forte volonté au service d'une grande grâce qui le travaillait; et par là il a rempli, aux yeux de ceux qui l'ont connu de près, la plus belle mission sacerdotale : celle de témoin du surnaturel.
Antoine NEUMEYER.

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