Le Père Pierre PEYRE
décédé au mont Cameroun, le 4 mai 1963,
à l’âge de 37 ans.


Le 4 mai 1963, un D.C. 6 s’écrasait sur le mont Cameroun. Cinquante-quatre personnes trouvaient la mort dans cet accident, dont notre confrère le P. Pierre Peyre. À cette occasion, Mgr Michel Bernard, archevêque de Brazzaville, écrit :

« C’est de l’embarcation de la mission de Ouenzé que je griffonne des lignes. Me voilà en route sur le fleuve, bercé par le ronronnement du moteur, je m’en vais en tournée de confirmation en direction de Ngabé, vers les villages de Maloukou, Longoli, Kounzoulou, qui furent naguère de florissants postes à bois au temps de la navigation à vapeur et qui entretiennent actuellement une population besogneuse, tirant profit du fleuve, plus peut-être par quelque trafic clandestin que par une pêche assidue.

« D’un hameau à l’autre, les heures de lente navigation sont propices à la réflexion, à l’évocation aussi d’une figure qui nous reste si attachante. Pierre Peyre, vous le savez tenait une place de choix dans notre amitié à l’évêché de Brazzaville. Peut-être faut-il des circonstances comme cet accident qui brutalement nous l’a enlevé pour nous permettre de mieux apprécier la fraternité profonde qui tous ensemble nous lie.

« C’est en 1957, à son retour de congé que je l’avais nommé directeur diocésain de l’Enseignement. Quand ma lettre était venue lui annoncer la nouvelle dans sa Bourgogne natale, il ne s’était pas récusé et n’avait pas fait de manières. J’ai dans de vieilles correspondances, la lettre qu’il m’avait alors adressée, mais je ne l’ai pas sous la main, je me souviens qu’il s’y déclarait un peu “brut” et craignait de déparer dans un “état-major”, mais, puisqu’on le nommait, il acceptait ; au demeurant, pour être franc, le poste ne lui déplaisait pas, il y ferait de son mieux.

« Si vous l’aviez bien connu, vous pourriez comprendre ce qu’il voulait dire en se qualifiant d’un peu brut. Il avait comme la phobie de ce qui paraît compassé, convenu, il se montrait tout à trac, spontané, sincère.

« Rien dans sa conversation qui ne soit étudié ou recherché, mais au contraire il usait d’une parole volontairement simple, émaillée d’expressions familières et ne répugnant pas à l’argot. Rien donc d’académique dans ce directeur d’enseignement qui, cependant, quand c’était nécessaire, exposait avec une clarté lumineuse, allant droit à l’essentiel et ne laissant rien dans la confusion ou l’équivoque. Ses propos du reste n’étaient jamais banals et révélaient une culture qu’entretenait une curiosité toujours en éveil et un goût passionné pour la lecture.

« Sincère et loyal, il l’était, c’est-à-dire jusqu’à la brutalité. Pourquoi ne pas le dire ? J’en ai fait l’expérience jusqu’à tiquer parfois. Il me souvient en particulier d’une circonstance où, d’un mot bourru, il me fit comprendre que dans une affaire pénible, je prenais un mauvais chemin, même en défendant mon bon droit… et je crois qu’il avait raison.

« On le voyait, le buste légèrement penché en avant, les manches de sa soutane blanche retroussées jusqu’au coude ; un lutteur. Il l’était. Le P. Fourmont qui l’avait connu à Sainte-Anne, au cours de ses débuts et nourrissait à son égard une secrète faiblesse, aimait évoquer ses premiers combats : il n’y avait pas, déclarait-il, à biaiser avec le mal et, puisque, dans la paroisse, un établissement était scandaleux, il allait droit chez le patron et, sans précautions oratoires, lui disait son fait. Plus tard, durant son intérim à Kindamba, il eut avec la secte aberrante du Matchouanisme des démêlés épiques qui causèrent quelques vifs soucis à l’administration civile.

« N’était-ce pas, après tout, la méthode des blindés où il avait servi durant la guerre ? De ses souvenirs de jeune maquisard puis d’engagé volontaire “pour la durée de la guerre contre l’Allemagne” il ne parlait jamais. Au plus, quand on trouvait qu’il menait un peu sec sa Land-Rover, s’excusait-il en rappelant que c’était sur un char qu’il avait appris à conduire. Pourtant il s’était magnifiquement conduit comme en témoigne cette citation retrouvée dans ses papiers au lendemain de sa mort : “ Élément de premier ordre. A participé avec son régiment à toutes les opérations qui ont abouti à la libération des Vosges et de l’Alsace. Toujours volontaire pour toutes les missions difficiles. A fait preuve des plus belles qualités de bravoure, de calme et d’initiative au cours d’une tentative d’attaque allemande… ”

« Ce volontaire un peu abrupt, il ne faudrait pas se le représenter cependant comme un incorrigible redresseur de torts. Chez lui rien du doctrinaire obstinément attaché à des conceptions, prompt à flairer partout déviation ou hérésie ; il entendait garder la liberté de son jugement, également à l’écart de tous les excès et toujours accueillant aux idées des autres. Car il avait vraiment le secret de l’amitié virile, solide, fidèle. Son tempérament redoutait toute apparence de faux et de mièvre, aussi ne se livrait-il guère, mais la barrière de sécurité qu’il avait établie autour d’une sensibilité qu’il savait très vive ouvrait parfois, dans l’intimité, quelque brèche accessible. C’était merveille alors de découvrir la fraîcheur de ses sentiments et l’ardeur d’une foi allant, sans détour, à l’essentiel.

« Cet homme intelligent, à la droiture ombrageuse, qui donnait à bon escient son amitié, inspirait à ceux qui travaillaient avec lui ce sentiment de sécurité que rayonne autour d’elle la force. Vous percevez par là, cher Père, le prêtre qu’il était : rien du prêtre à l’eau de rose qui s’accommode de pratiques faciles et bénit la médiocrité. Il fallait avec lui entreprendre courageusement la montée et la poursuivre. Il tolérait pourtant la faiblesse et savait longtemps patienter, mais ce qu’il ne supportait pas c’est qu’on appelât bien le mal et mal le bien, cet orgueil du péché le bouleversait et le faisait souffrir.

« Il était prêtre, nul de ceux qui l’approchaient ne pouvait en douter. Il avait, de par ses fonctions, un bien humain à promouvoir et certes il ne méprisait ni le succès ni les moyens d’y parvenir, mais ce qu’il poursuivait avant tout, et même à travers les moyens humains, c’était le règne de Dieu dans les âmes.

« Ces derniers mois, depuis le retour de son congé, à maintes reprises nous nous étions entretenus des maîtres de notre enseignement et de la nécessité que nous ressentions vivement de leur procurer une animation et une direction spirituelle. J’espérais qu’il serait pour eux l’homme de cette amitié sacerdotale et, non sans appréhension, courageusement, il se préparait à le devenir.

« Car l’enseignement, les maîtres, les élèves, les écoles c’était sa vie. Quand il avait pris en charge l’enseignement du diocèse, en 1957, il y trouvait dans nos écoles primaires 15 726 élèves dont 5 398 filles avec 254 maîtres et maîtresses ; à sa mort, les effectifs étaient passés à 30 069 dont 13 050 filles avec 437 maîtres et maîtresses.

« Mais, entre temps, il avait cédé les responsabilités à M. l’Abbé Félix Bekiabeka dont il était devenu le conseiller attentif et discret. Ce changement était tout à fait dans la ligne de sa pensée, car il n’avait cessé de travailler de toute manière à la promotion des enseignants et c’est sous son autorité que chacune de nos écoles avait reçu son directeur africain.

« Dans un des derniers entretiens que j’ai eus avec lui il me disait sa joie de retrouver de la vie en paroisse et surtout dans cette paroisse Sainte-Anne où il s’était dépensé durant les cinq premières années de son apostolat au Congo. S’était-il donc détaché de sa grande affaire de l’enseignement ? L’eût-il dit, personne n’eût pu le croire, il ne parlait que des écoles, des maîtres qu’il aimait tant, des programmes, des examens… Cependant il était inquiet, car une législation récente donnait au problème de notre enseignement, un aspect tout nouveau : nos enseignants, en effet, sont, on vous l’a déjà dit sans doute, intégrés désormais à la fonction publique. Vous devinez sans peine que toute la question à présent est de garder à nos écoles leur “caractère propre” et, sans qu’il soit opportun d’insister, vous comprenez aisément que cela ne va pas de soi…

« Le P. Peyre ressentait cette situation et, se préoccupait beaucoup de la vie spirituelle des maîtres. Il se préoccupait également de les aider dans leur tâche d’instruction religieuse. Il avait dans ce but réuni une commission d’experts : prêtres, séminaristes, religieux et religieuses et, à la lumière de leur expérience, il élaborait un “catéchisme du maître” pour les cours moyens et le composait avec le souci constant de venir en aide au plus isolé et au moins préparé de nos enseignants.

« Au fur et à mesure il m’en apportait les manuscrits et je suivais ce travail avec le plus grand intérêt. L’avant-veille encore de son départ je lui avais rendu tout un lot de leçons qui me paraissaient très claires et révélaient encore la richesse intérieure de leur auteur.

« C’est cet homme que l’accident du mont Cameroun nous a enlevé si brutalement ! Les semaines ont passé, la vie a continué son cours, mais à peine sortons-nous de l’accablement… et, malgré les ressources de notre foi, le mot pourquoi vient sans cesse sur nos lèvres.

Madame Peyre, la maman du père, a, dès sa première lettre, aidé à nous pacifier. Je ne crois pas être indiscret en la citant, c’est tellement beau et bienfaisant : “Pour moi, je veux me réfugier dans une pensée, j’ai été vraiment privilégiée puisque cet enfant a été ma joie, ma vraie joie pendant trente-sept ans. Le Tout-Puissant m’a beaucoup gâtée, je ne puis l’oublier”.

« Des mamans qui seraient tentées de retenir leur fils ou de le refuser comprendraient-elles cette grandeur d’âme, cette joie, cette action de grâces ?

« Quant à nous, nous avions grand peine à retrouver un peu de sérénité. Très rapidement, dès les premiers jours la nouvelle s’était répandue. Nous sommes maintenant, vous le savez, à l’ère du transistor ; cet appareil, vous le trouvez jusqu’au hameau le plus reculé chez le moindre des employés revenu de la ville, il déverse à journées entières, sans la moindre discrétion, des flots d’informations et d’harmonie saccadée… jusqu’à épuisement des piles.

« Partout on avait appris l’affreuse nouvelle, partout, dans nos missions, dans nos écoles, c’était le deuil. Dès le lundi, dans maintes écoles, les classes s’étaient succédées à l’église afin de prier pour le repos de l’âme du père. Des messes, on en a demandé par dizaines à Mongali et à Sainte-Anne, à Linzolo et à Kibouendé… ; rien qu’à l’école de Mouleke, à Poto-Poto, les écoliers ont eux-mêmes collecté plus de 5 000 fr CFA. Vous voyez, vous ce que cela représente dans un pays où l’argent n’abonde pas, surtout dans la poche des écoliers. L’Association des parents d’élèves, très émue elle aussi, a fait célébrer plusieurs messes ici et en brousse, leur premier service à la cathédrale avait réuni une foule d’adultes dont la prière collective était émouvante.

« Chez les Sœurs de Saint-Joseph de Cluny, nombre d’internes, au soir du dimanche fatal, refusèrent toute nourriture exprimant par là la profonde tristesse de leur cœur.

« Pour tous, le P. Peyre restera sans aucun doute le signe du dévouement sacerdotal. Le Seigneur n’a-t-il pas permis ce sacrifice pour redresser ici peut-être et corriger l’idée qu’on se faisait du prêtre que de notoires erreurs avaient chez nous gravement déformée ? Quant à moi, ce n’est pas seulement la cause de l’enseignement que je confie à Pierre Peyre, mais celle plus importante encore, essentielle, il faut le dire, de notre clergé congolais. » -
PSM, juillet-août 1963

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