Le Père Léon PIERRE,
1883-1910


Le second spiritain du diocèse a mérité que sa vie, dans la grâce de sa jeunesse, soit consignée dans le cinquième volume imprimé des notices biographiques de nos confrères. Nous la reproduisons in extenso.

Léon-Désiré Pierre naquit à Tillay-le-Péneux, par Orgères-enBeauce, au diocèse de Chartres, le 3 janvier 1883, d'une vieille famille beauceronne et chrétienne qui comptait treize enfants. Son père était un modeste cultivateur, et le jeune Léon, dès ses premières années, dut aider pour sa part aux travaux de la ferme.

Il aimait a rappeler, avec sa bonhomie coutumière, comment sur ces vastes plaines de la Beauce, après la moisson, il errait à l'aventure, menant paître son troupeau d'oies, et comment il s'était senti alors, ajoutait-il en souriant, sa première vocation de professeur.

Ce qu'il acquit plutôt alors, et ce que vint développer son tempérament, c'est cet esprit de rêverie, ce sentiment de la nature, cet amour de la poésie qui forme le fond de son caractère. Lui-même nous parle, dans un compliment qu'il avait lu à la réception d'un évêque des Missions étrangères de son diocèse et que nous a conservé la Semaine religieuse de Chartres, de la Beauce aux clartés infinies,

Où la terre soupire en l'or de nos moissons,
Où la cloche au matin, dans les brumes légères,
Sur nos berceaux lançait de joyeux carillons...

Mais Dieu l'appelait ; les premiers échos de la vocation ecclésiastique résonnèrent en son âme, et il répondit. C'est au jour, nous dit-il :

Où la première fois, plein d'une sainte ardeur,
Il reçut de l'autel la Céleste victime,
Qu'en son cœur frémissant, ineffable et certain
Chanta l'appel divin.

Le pieux curé de l'endroit, M. l'abbé Baumes, s'occupa du jeune Léon, et le fit entrer au petit séminaire. Il s'y fit remarquer par ses succès, sa franche amabilité et sa sensibilité rêveuse. Au grand séminaire de Chartres où il passa ensuite, il resta le même, pieux, assidu au travail, très intelligent, et aussi très jeune de caractère. Il y fit sa philosophie, reçut la tonsure le 29 juillet 1901, et continua encore deux années de théologie, interrompues par un an de caserne.

Puis, il demande à entrer au Séminaire des colonies. Il y arrive en octobre 1905, avec de bonnes notes et la recommandation personnelle du Supérieur du séminaire. Ce dernier pensait que le jeune Pierre était fait pour la vie religieuse plus que pour le clergé des paroisses. L'Abbé Pierre voulut d'abord étudier notre congrégation en passant par le Séminaire des colonies. Il y fit sa troisième année de théologie, vit nos Pères, connut de plus près la congrégation, et conçut pour elle une vive estime.

" J'y ai vu, dit-il dans sa demande d'admission au noviciat, de trop beaux et souvent même de trop héroïques exemples, pour ne pas me sentir invinciblement attiré, lorsque Dieu m'appelle à la vie religieuse, dans une congrégation qui a su fournir de tels hommes et de tels apôtres. "

Il est déjà d'une piété solide, qui va toujours en s'affermissant. Il reconnaît qu'avant de vivre avec nos Pères, il avait manqué de la véritable direction spirituelle, et qu'il trouva chez nous des prêtres qui s'occupèrent, non seulement de la formation de son intelligence, mais encore de son cceur.

Il fut admis, avec la chaude recommandation des PP. Voegtli et Gaschy, et entra au noviciat, le 29 septembre 1906, à Chevilly. Un an après, il faisait profession, 6 octobre 1907, et passait au grand scolasticat.

Cette unique année de grand scolasticat allait être pour lui féconde en grâces. Il n'était encore que tonsuré, bien que ses études théologiques fussent terminées. Successivement, il reçoit les ordres mineurs le 8 mars 1908 ; huit jours après, le sous-diaconat, puis le diaconat ; et il est prêtre le 5 avril pour faire sa consécration à l'apostolat au mois de juillet.

Il s'efforça de répondre à cette pluie de grâces ; et, sans délaisser la musique et la poésie qui furent toujours ses grandes amours, il se mit de plein cœur aux études sérieuses, travailla la théologie, l'ascétisme, la pastorale, chercha à réformer les quelques imperfections de sa nature.

Son directeur put témoigner, à la fin de son scolasticat, qu'il avait travaillé sérieusement à se former et à se corriger de ses distractions. Et pourtant, quoi de plus difficile pour un distrait que de remédier à son défaut. Il y faut de l'attention, et c'est l'attention qui lui manque le plus !

On lui a encore signalé son insouciance, et, la aussi, il gagne. Son insouciance, d'ailleurs, et on insiste sur cette remarque, n'est point de la négligence : au noviciat, comme au scolasticat, et plus tard en sa charge de professeur, il remplit toutes ses fonctions avec exactitude et grand dévouement.

Il avait demandé l'Afrique dans sa lettre pour la consécration à l'apostolat : " Sentinelle avancée sur le sol africain, c'est ce qu'il ambitionnait ; mais, ajoutait-il, si Dieu le veut, je veux être soldat du Christ partout où il y aura du bien à faire aux âmes." Ses supérieurs avaient remarqué depuis longtemps son aptitude à l'enseignement, et ils l'envoyèrent en qualité de professeur de troisième, à Gentinnes (août 1908).

A Gentinnes, il resta ce qu'il avait toujours été, confrère aimable, âme bonne et douce, dévoué à ses fonctions, prompt à faire plaisir et à rendre un service. Très fin dans sa conversation, spirituel et plein d'entrain, il avait la repartie vive et le rire, sonore et franc, d'une conscience tranquille et joyeuse de vivre. Au soir des absorbantes journées de sa vie de professeur, il aimait à errer avec des confrères dans les bois, comme dans la brousse, disait-il ; il était toujours le premier à proposer une partie de barque ou de pêche sur le beau lac de la communauté. ' 1

Et qui l'eût rencontré avec ses cheveux frisés, ses yeux noirs à demi fermés qui plongeaient dans le vague de l'infini, sa démarche légèrement indolente, le sourire qui d'ordinaire éclairait ce que laissait voir de figure une barbe épaisse, l'eût aisément jugé pour un tempérament d'artiste, dans une nature sans fiel, et ne se fût pas trompé.

Il aimait ses fonctions de professeur ; il travaillait et faisait travailler ; et si quelque surcroît de besogne lui incombait, il ne rechignait point à la tâche. Il aurait voulu communiquer à ses élèves le sentiment du beau qui était inné en lui ; et parce qu'il n'y arrivait pas toujours au gré de ses désirs, il y avait parfois des tempêtes dans cette eau calme ; mais sa nature et son esprit de foi le ramenaient bien vite. Quelque observation, du reste, qu'il reçût de la part de ses supérieurs, il l'acceptait avec une humble déférence, et mettait tous ses efforts dans la suite à en tenir compte.

A sa classe de troisième, il joignait la tâche de professeur de chant. Il avait toujours cultivé de pair l'amour de la musique avec celui de la poésie. Un de ses passe-temps favoris, au cours des vacances, était de rester de longues heures à l'harmonium. Il aimait la musique et la musique religieuse. Ses préférences pour les poètes allaient de même à ceux qui, àl'éclat de la poésie, joignaient la douceur du sentiment religieux.

Sous sa direction, et il se donnait tout entier à ses fonctions de professeur de chant, comme à celles de professeur de belleslettres, la modeste chapelle de Gentinnes entendit de beaux chants ; épris qu'il était des mélodies grégoriennes, les offices religieux furent toujours avec lui remarquablement exécutés.

Hélas ! dans cette communauté où il avait su gagner l'affection de tous, il ne devait rester qu'un an. Parti en vacances au mois de juillet 1909, il s'y fatigua beaucoup. Sa première année professorale l'avait sans doute déjà un peu affaibli, mais cette fatigue ne semblait que normale. Chez lui, il soigna un de ses frères depuis longtemps gravement malade, et contracta à plusieurs reprises une forte fièvre qui le retint quelques jours au lit. Il revint cependant, après un mois de séjour dans sa famille, mais il se plaignait souvent de fièvre et de faiblesse.

Pour réagir, il entreprit quelques promenades. Un jour même, il accompagna jusqu'à Marbaix trois scolastiques qui devaient recevoir la confirmation des mains du Cardinal Mercier. Il fit le chemin à pied, très vite, transpira beaucoup, et ne sut pas trouver une place convenable dans l'église, déjà remplie de monde. Il prit froid entre deux portes, et revint plus mort que vif. Le docteur de la communauté réussit à le ranimer. Et le bon Père Pierre sentit si bien ses forces lui revenir, et avec elles de si ardents désirs de vie, qu'à la reprise des classes, il commença son cours de troisième avec l'idée ferme qu'il viendrait facilement à bout de ce méchant rhume, comme il appelait dédaigneusement sa maladie.

Mais bientôt il fallut se rendre à l'évidence. Après quinze jours de classe, il n'en pouvait plus, et devait garder la chambre. Il voulut recommencer ; ses forces ne le soutinrent qu'à peine, et il fut contraint de reconnaître luimême que définitivement sa santé ne lui permettait plus de remplir ses fonctions. Une fièvre tenace le torturait jour et nuit, la toux était persistante ; de nombreux crachements de sang commençaient à inquiéter ses confrères ; et le docteur, qui le soigna avec un dévouement inlassable, reconnut que les poumons étaient gravement attaqués.

L'hiver était là, avec les humidités froides de la Belgique : on conçut alors l'idée d'obtenir de Mgr le Très Révérend Père le transfert du cher malade dans un pays plus sec et plus tempéré. Monseigneur répondit favorablement, et le P. Pierre qui se levait un peu, et que la fièvre avait quitté, fut envoyé à Paris, avec l'espoir d'aller achever sa guérison sous les orangers de Misserghin.

Il ne put s'y rendre et resta à la maison mère. Le mieux persistait, la fièvre ne le prenait plus qu'à de longs intervalles, les forces revenaient. Tous les jours il disait la sainte messe et se promenait dans la maison. Ce n'était qu'un mieux passager. Le docteur Guinard, de Bligny, le déclara atteint des deux poumons, et très sérieusement.

Il en fut très affecté. " Voyez donc, écrivai,t-il quelques jours avant Noël au P. Sundhauser, quelles étrennes le Petit Jésus a mises d'avance dans mes sabots ! Le courage cependant ne me manquera pas, je l'espère, pour lui dire merci. Priez et faites prier pour un pauvre poitrinaire. A défaut d'espérance, demandez au moins pour lui un peu de résignation, que le "Fiat" ne lui soit pas trop douloureux. "

Et quelques jours plus tard, quand il apprend qu'il n'ira ni à Misserghin, ni à Bligny : " Encore une illusion de plus qui tombe. Bientôt mes deux ailes ne seront plus que de misérables moignons. La conclusion vient d'ellemême : personne ne vit tant avec Dieu que celui qui est malade. Bénissezle donc avec moi de rompre un a un les liens qui m'attachent à la terre, et cependant de m'apporter, à moi comme aux autres, en ces jours de Noël, paix et joie. "

Et toujours, le mal qui ne pardonne pas, allait en s'étendant. La faiblesse ne permettait plus de songer à l'envoyer à Langonnet. Il fut transféré àChevilly, où ses anciens maîtres du noviciat et du scolasticat auraient plus de facilité pour le voir, et lui plus de distraction.

Les crachements de sang revinrent, la fièvre aussi ; l'alimentation était difficile. Jusqu'au milieu d'avril, il y eut des alternatives de hausse et de baisse dans sa santé. Puis des ulcères nombreux lui couvrirent le corps. Le 23 avril, il reçut l'extrême-onction, et fit à Dieu le sacrifice de sa vie. "C'est un peu dur de mourir à mon âge ", disait-il. Il se résigna cependant bravement ; il avait vingt-sept ans, et faisait des rêves de vie. Mais, avait-il dit dans une de ses poésies :

Mais toujours ici-bas, toujours le plus beau rêve
Comme un stupide songe en nous berçant s'achève.
Le ciel a ses desseins que l'homme ne sait pas...
Quand, le regard joyeux et l'âme triomphante,
Sans trêve il s'envolait, soudain Dieu l'arrêta...

Quand arriva le mois de mai, il y eut chez le P. Pierre, nous écrit le Père du Plessis, un renouveau de ferveur spirituelle. Il voulut chaque jour faire le mois de Marie ; il fit placer près de son lit une image de la Sainte Vierge, vers laquelle il tournait constamment les regards.

Trois de ses frères vinrent le visiter ; un quatrième qui était venu le voir précédemment, mourut dans le cours du mois de mai, et cette mort l'affecta beaucoup. " Ce sera bientôt mon tour " ditil. Son vénérable curé, qui avait dirigé ses pas vers le sacerdoce, vint aussi le visiter, avançant un voyage à Paris exprès pour le voir. Chaque jour il recevait la sainte communion et exprimait le désir de mourir.

Le 23 mai, il fut visible que la fin approchait : le malade ne pouvait plus rien prendre, et la douleur était très vive. Dans la nuit du 24 au 25, ce fut un délire continuel, le Père appelait à chaque instant son frère Louis, mort au commencement du mois ; et ceux qui le veillaient avaient beaucoup de peine à le maintenir au lit. Le matin, il se calma un peu, assista de son lit àla messe dite dans l'oratoire de l'infirmerie, fit la sainte communion, et reçut encore l'indulgence de la bonne mort. Puis, ayant pris quelque chose, il se tourna vers la muraille, comme s'il voulait reposer. Le second infirmier vint à côté de lui peu de temps après, et, voyant qu'il ne remuait plus, s'approcha et appela le Père. Il était mort sans agonie, à 7 h 1/4 du matin, mercredi 2 juin, veille de la Fête-Dieu.

L'année précédente, en ce même jour, il s'occupait, avec son zèle et son goût habituels, à orner à Gentinnes le parcours de la procession du Saint-Sacrement. Le bon Dieu a voulu l'en récompenser en ce jour, en lui faisant admirer des parterres plus fleuris, en lui faisant entendre des hymnes et des chants, plus magnifiques que ceux qu'il avait fait exécuter en son honneur : Beati qui in Domino moriuntur!
P. François Monnier

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