LE FRÈRE CLÉOPHAS SCHOEPFER
1848-1913
(Notices Biographiques V p. 430-433)


Le F. Cléophas aurait pu passer pour le type de l'homme heureux ; à le voir s'accommoder si facilement de toutes les circonstances et accepter de si bonne humeur tous les événements, on l'eût pris volontiers pour l'optimiste irréductible. Il passait sa semaine à ensei­gner les rudiments du piano à quinze ou vingt enfants qu'il encourageait de toute son âme au moindre indice de bonne volonté, et à surveiller quatre ou cinq fois le jour une cour de récréation où se croisent dans leurs jeux deux cent cinquante ou trois cents enfants, sans que la turbulence de cet âge pût jamais troubler sa sérénité. Entre temps il jouait de l'harmonium ou du piano pour son compte, à sa satisfac­tion personnelle. Le samedi venu, il n'omettait jamais sa tradition­nelle promenade aux chantiers des grands travaux entrepris dans la ville, la Cathédrale, le Wharf, le Sacré-Coeur, avec un profond sentiment de confiance dans le succès de toutes ces entreprises.

Le dimanche était son jour de vie intime et intérieure : il feuilletait à nouveau ses vieux manuels de prière, lisait ses revues de musique et faisait son journal. Chose curieuse en effet, cette vie si douce était une vie très réfléchie: c'est qu'elle avait un principe surnaturel, le devoir à accomplir pour l'amour de Dieu. Le journal en était le mémorial. Disons tout de suite que ce journal était lui-­même tenu par devoir d'état. Commencé à Saint-Michel, alors que le Frère était chef de musique des coloris et des orphelins de Langonnet, il était continué en Haïti par le professeur de piano de Saint-Martial.

Le F. Cléophas, né le 22 novembre 1848, était entré à 19 ans dans la Congrégation du Saint-Esprit. Après sa profession 9 septembre 1866 - il fut envoyé à Saint-Michel, où il resta jusqu'à la remise de l'établissement à l'autorité diocésaine (1903). Il y fut successivement -chef de section (septembre 1866 - septembre 1875) et chef de musique (septembre 1875 -février 1904).

Les tristesses du départ de Langonnet en 1904 sont discrètement indiquées au journal dont nous avons parlé.

« 29 novembre 1903. On annonce officiellement la suppression de l'école professionnelle, mais par contre le maintien de l'école primaire. La presque totalité des élèves sort de la salle de réunion, des larmes aux yeux.

« 13 janvier 1904 : Les départs continuent, nous sommes encore 19 musiciens ; les souhaits de bonne année sont fortement empreints de tristesse.

« 18 janvier 1904,175 élèves presque tous de Paris partent ce jour-là. Messe de départ. Les élèves chantent les cantiques de circonstance avec une émotion qui arrache des larmes aux autres assistants; départ général à 10 heures... »

Puis, après la dispersion, le départ pour Haïti :
« 4 mars 1904 Le R. P. Provincial écrit au supérieur de l'Abbaye ; il m'offre une place d'organiste à Rufisque, me demandant si je veux l'accepter. J'accepte.

« 10 mars. Au moment de prendre l'argent du voyage chez le P. Économe arrive une dépêche de Mgr Le Roy changeant ma destination première : on me destine au Collège Saint-Martial, à Haïti. Départ remis au 14 courant. »

Le journal du voyage se continue sans un regret vers ce passé de 36 ans qu'il laissait derrière lui et dont il témoigna si souvent dans la suite avoir gardé le plus vit et le plus doux souvenir. Il y relate les incidents du bord et le terrible mal de mer, une nouveauté dans sa vie.

Ce ne fut pas la dernière nouveauté qu'il rencontra. A Saint-Martial tout se faisait autrement qu'à Saint-Michel, et cette réflexion lui était devenue coutumière : « Voyez; tout de même; comme on apprend de nouvelles choses, tous les jours. » Il sut parfaitement s'adapter à ce nouveau genre de vie ; il ne se plaignit jamais et il eut toujours cette sagesse de ne point condamner ce qu'il voyait de neuf.

Le grand esprit de foi qui l'animait le portait comme naturellement à se faire tout à tous à Saint-Martial, de même qu'il s'était donné à tous; à Saint-Michel; et c'est la bonne manière de se faire à tous que de prendre les gens comme ils sont.

Là était aussi le secret de son humeur toujours égale : il ne S'inquiétait de rien, parce qu'il s'expliquait tout. Dans ses difficultés, après avoir exposé les faits à ceux qui devaient en connaître, il concluait volontiers : « Maintenant que l'ai fait mon rapport, je ne m'inquiète plus. » Et si on voulait l'assurer qu'on tiendrait compte des renseignements fournis, il ajoutait : « Ce n'est pas mon affaire, désormais comme ça ira, ça ira bien. »

Il montrait pourtant parfois un caractère timide, qui pouvait paraître ombrageux. Quand il avait éprouvé la contradiction il se réservait et se mettait en garde; il fuyait même l'occasion d'une nouvelle rencontre qui eût pu le troubler, mais on ne l'entendait pas récriminer contre les procédés qu'il aurait pu juger blessants.

Sa vie d'ailleurs était toute réglée ; il sut toujours se 'créer assez d'occupations pour employer tout son temps.

A Saint-Michel, avec de modestes ressources, il trouva le moyen de suffire a tous les besoins de son corps de musique, et eut le temps de composer diverses partitions. A Saint-Martial, où il travailla toujours en second, il passait ses loisirs à accorder et à réparer les instruments. C'est au milieu de ce travail que le surprit la maladie. Les vacances de 1912 furent pénibles, ses jambes s'enflaient, il ne pouvait plus travailler.

En décembre suivant, il dut s'aliter - le docteur le déclarait -atteint d'albuminurie. Une légère imprudence compliqua son cas en mars. Le Vendredi-Saint il reçut l'Extrême-Onction et fut eu danger jusqu'à la fin d'avril. Le mieux sensible qui se produisît alors lui permit d'atteindre le mois d'août.

Pendant la retraite ecclésiastique, des symptômes qu'il ne voulut pas déclarer,. dans la crainte de déranger ses confrères, marquèrent un progrès du mal. On put cependant le dégager encore. Le lundi matin 18 août, il prit froid. On crut que c'en était fait, et on lui donna à la hâte l'Extrême-Onction : l'agonie commençait, il est vrai, mais elle se prolongea quatre jours.

Le 21 août 1913, à 11 heures du soir, il mourait dans l'octave de l'Assomption de la Sainte-Vierge, après 50 ans passés dans la Congrégation. Il était profès des voeux perpétuels depuis le 23 octobre 1875.

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