Le Père Charles TISSERANT,
1886-1962

profès des vœux perpétuels, décédé à Paris ( Hôpital Pasteur), le 28 septembre 1962 à l’âge de 75 ans et après 55 années de profession.

Bien que le P. Charles Tisserant n'ait pas atteint la notoriété de son frère aîné, Son Eminence le cardinal Eugène Tisserant, Doyen du Sacré Collège, il convient de mettre en relief, à l'occasion de sa mort récente, cette belle figure de missionnaire et de savant.

Il naquit à Nancy, le 14 octobre 1886, d'une ancienne et honorablc famille lorraine, où la science vétérinaire était devenue comme une tra­dition. Son grand-père, un de ses grands-oncles et son propre père s'y distinguèrent, et celui-ci a laissé d'importants travaux scientifiques; il fut longtemps secrétaire de la Société d'Agriculture de Meurthe-et-Moselle et correspondant de l'Académie Stanislas. C'était, de plus, un excellent chré­tien, qui devint président du Conseil de Fabrique de sa paroisse.

Au foyer qu'il fonda en épousant, en 1865, Mlle Octavie Connard, régnait une affectueuse fermeté. « J'ai été habitué par mes parents à obéir, a écrit le Cardinal, mais l'obéissance ne m'a sans doute jamais coûté, car ils commandaient avec calme et sans caprices. » Cela se comprend d’autant mieux que M. et M" Tisserant furent quinze ans sans avoir d'enfants; après quoi, il en vint six, dont Eugène fut le quatrième et Charles le cinquième. Chaque soir, le père de cette belle famille, après une longue journée de travail, passait se recueillir à l'église St Sébastien. Quand il était rentré, la mère rassemblait les enfants pour la prière du soir et une lecture pieuse. On voit dans quelle atmosphère ont germé la vocation du futur cardinal, celle de son frère le missionnaire et celle de leur soeur aînée entrée dans la Congrégation de la Doctrine Chrétienne. C"est là également que leurs frères et leurs soeurs restés dans le monde ent puisé les vertus qu'ils ont transmises à leurs nombreux enfants et petits-enfants.

Charles avait eu son jeune frère pensionnaire dans un établissement que les Pères du Saint-Esprit dirigeaient alors à Epinal, et c'est ainsi qu'il connut la Congrégation. Se sentant appelé à l'apostolat en pays de mission, il sollicita son admission dès qu'il eût terminé ses études secondaires, qu'il fit dans les collèges St-Léopold et St-Sigisbert, et qu'il couronna par le double baccalauréat Lettres-Philosophie et Mathématiques Elémentaires. Il fit son noviciat, de 1904 à 1905, à Chevilly, et accomplit son service militaire, de 1905 à 1906, dans sa propre ville de Nancy. Là, il eut comme directeur un professeur du grand séminaire, l'abbé Ruch, le futur évêque de Strasbourg, qui lui décerna le certificat le plus élogieux. Ses études théologiques terminées, il fut ordonné prêtre, le 28 octobre 1910, et, l'année suivante, il reçut son obédience pour l'Oubangui-Chari.

Cette mission était alors - et est toujours ! - en plein centre de l'Afrique, mais, à cette époque, c'était vraiment le bout du monde. Dans ce pays si lointain et si peu ouvert, à peine touché par la colonisation, parmi les populations très frustes et dispersées sur d'immenses étendues, les stations missionnaires étaient d'implantation récente. D'ailleurs, il n'y en avait que deux : Saint-Paul-des-Rapides, sur l'Oubangui, là où s'étend iujourd'hui la ville de Bangui, et la Sainte-Famille des Banziris, à environ 200 km en amont, non loin de Fort-de-Possel où s'amorcait la piste qui montait vers le Tchad. Fondée en 1896 par Mgr Augouard et lancée par un intrépide missionnaire, le P. Joseph Moreau, la Sainte-Famille avait déjà vu passer pas mal de monde, tenté bon nombre d'expériences et récolté autant de déboires que de succès. C'est là que le Père Tisserant fut appelé à faire ses premières armes. Il y travailla de 1911 à 1919, tantôt à la misson même, s'occupant de l'internat et de la ferme qu'on essayait de mettre sur pied périodiquement, tantôt en brousse, un vaste quadrilatère de plus de 200 km. de côté qu'on ne pouvait parcourir qu'à pied, tantôt collaborant à la fondation de deux succussales : Saint Joseph des Boukaras- qui ne réussit pas - et Saint-Joseph de Bambari - aujourd'hui mission très florissante.

« . .. De la vie d'Afrique que vous dirai-je ? écrivait-il alors à son Supérieur Général. Je l'ai goûtée sous toutes ses formes, un peu ballotté à tous les vents. Je puis vous assurer que je me suis bien rarement ennuyé. Sans doute, j'ai eu des ennuis, mais qui n'en a pas ? Je n'ai pas toujours fait autour de moi le bien que j'aurais désiré, bien loin de là ! Vous con­naissez les vicissitudes de cette pauvre mission, ces alternatives, ces va-et-vient, qui ont fait ma vie depuis que je suis ici... Mais en fin de compte, à la grâce de Dieu ! C'est pour Lui qu'on obéit. En brousse, j'ai d'abord cherché à me faire connaître comme homme de Dieu. Aussi, étais-je heureux quand j'entendais dire de moi à certains jours : « Voilà le bon Blanc... Il n'est pas comme les autres. . . Il est l'un de nous... Il parle notre langue... »

Rentré en France en 1919, il enseigna pendant un an au Séminaire du Saint-Esprit. A son retour en Oubangui, il fut placé à la mission de Bam­bari et y resta jusqu'en 1929. Après un nouveau congé (1929-1931), il eut une existence plus mouvementée : son évêque savait qu'il pouvait faire appel à son esprit d'obéissance et, suivant les nécessités du moment, il lui fit faire le tour des missions du vicariat, qui comprenait alors tout l'Ou­bangui-Chari. Le Père y gagna, au moins, une connaissance générale du pays, de ses races, de ses coutumes et de ses langues, que bien peu possé­dèrent au même degré. En 1942, il prit quelques mois de repos en Angola. En 1945, il put rentrer en France. Il en repartit deux ans plus tard et, en juillet 1947, il fut affecté à la Station Centrale de l'Agriculture de l'A. E. P., à Boukoko, près de la mission de Mbaïki.

Cette dernière affectation peut surprendre. C'est que le P. Tisserant n'était pas un missionnaire du type courant. A son ministère, qu'il ne. négligeait point, il ajoutait des préoccupations scientifiques, qu'il tenait de sa tournure d'esprit, de ses traditions familiales et aussi de l'initiation qu'il avait reçue, pendant ses études à Chevilly, d'un savant remarquable et trop peu connu, le P. Sacleux. Le P. Tisserant s'est intéressé à l'histoire, à la géographie, à l'ethnologie, à la sociologie de l'Oubangui, mais c'est surtout à la linguistique et à la botanique qu'il s'est appliqué. Comme il l'écrivait lui-même : « Dans ma vie, la botanique n'a été-qu'un à-côté; le travail auquel je me suis toujours le plus adonné a été le travail linguis­tique, fait dans un but strictement missionnaire. Ce n'est que ces dernières années que, arrivé à l'âge où on pense à prendre sa retraite, les cir­constances m'ont amené à me consacrer plus entièrement à l'étude scien­tifique des plantes. »

Nous ne pouvons qu'esquisser à grands traits la carrière du Père en ces domaines. Durant ses premiers séjours en Afrique, il réunit une bonne documentation sur le « banda » : il s'en servit pour rédiger un catéchisme une grammaire et un dictionnaire en cette langue. Il a composé un manuel pratique pour l'étude du « sango, » parler populaire en usage dans tout l'Oubangui. Il a laissé aussi des notes sur d'autres langues, notamment le manuscrit d'un dictionnaire « gbaya » qui n'attend que l'impression. Sa compétence était unanimement reconnue et ses confrères y faisaient souvent appel pour leurs traductions.  

Dès 1919, il commençait à collectionner des plantes, dont il envoyait des spécimens au Muséum d'Histoire Naturelle. Il y constitua un herbier de 3 800 plantes, représentant environ 2 000 espèces, dont l'une au moins, tout-à-fait nouvelle, porte son nom. Pendant ses congés, il passait de longues heures au Muséum, étudiant ses plantes, les cataloguant et en tirant la matière de nombreux articles dans les revues spécialisées. En 1944, il rédigea une liste des plantes de l'Oubangui, qui fut publiée, en 1950, par l'Institut d'Etudes Centrafricaines, sous le titre de « Catalogue de la flore de l'Oubangui-Chari. »

En 1939, avait été créée, à Boukoko, une Station Centrale d'Agri­culture, destinée d'abord à l'étude du caféier et à la lutte contre ses ma­ladies. Avec le temps, elle avait étendu ses recherches et ses activités à la plupart des plantes cultivées en A. E. F. Elle comprenait plusieurs sec­tions, dont une de botanique : c'est à la direction de celle-ci que fut appelé le P. Tisserant. Il y travailla de juillet 1947 à décembre 1953, constituant un herbier de plus de 1 200 espèces et fournissant à ceux qui recouraient à ses lumières des renseignements très utiles; en même temps, il desservait la chapelle destinée aux nombreux employés catholiques de la Station.

Sa compétence ne tarda pas à être universellement reconnue. Elle lui valut de nombreuses distinctions : Membre correspondant du Muséum (1923), Officier d'Académie (1934), Chevalier de la Légion d'Honneur (1948), du Mérite Agricole (1951), de l'Etoile noire du Bénin (1953), titulaire du prix Général-Muteau, etc...

A l'occasion de ses longs séjours et de ses nombreux déplacements, le Père avait pu se rendre compte que l'esclavage sévissait toujours, plus ou moins ouvertement, en Oubangui. Il ne craignit pas de le dénoncer dans un petit mais vigoureux ouvrage : « Ce que j'ai connu de l'esclavage en Oubangui-Chari » (chez Plon, 1955), qui eut un certain retentissement.

En octobre 1953, par suite de compressions budgétaires, la section bo­tanique de Boukoko était supprimée. Le Père en profita pour solliciter son rapatriement : il se sentait las et oppressé. On le recueillit à la Maison­ Mère, à Paris, où toute facilité lui fut donnée de se soigner et de se livrer à ses travaux scientifiques. Il passa ainsi, dans le calme de sa cellule et dans la paix d'une laborieuse retraite, les dernières années de sa vie sans autre événement notable que la célébration de ses noces d'or sacerdotales en 1960, - jusqu'à ce qu'une crise cardiaque l'emportât rapidement le 28 septembre dernier. Il avait 75 ans.

En Oubangui - devenu la République Centrafricaine - sa mémoire demeure. Son frère, le Doyen du Sacré Collège, a pu s'en rendre compte lorsqu'il parcourut le pays, en mars 1956, à l'occasion de l'intronisation du premier archevêque de Bangui. En cette ville, comme à Mbaïki, à Boukoko, à Fort-Sibut (qui a succédé à la Sainte-Famille), l'éminent visiteur a pu constater combien le souvenir du Père Charles demeurait vivant, tant auprès des missionnaires que des fidèles. Depuis 1911, date du départ du P. Tisserant pour l'Oubangui, le futur cardinal, malgré ses absorbantes études et ses charges de plus en plus importantes, ne manquait pas de réciter chaque jour les vêpres de son office aux intentions de la mission, et chaque mois, une lettre de son frère venait le tenir au courant de la vie de la chrétienté D'un tempérament peu expansif, réservé et n'aimant guère se mettre en avant, le P. Tisserant semblait parfois plus à l'aise avec les plantes ou les livres qu'avec les gens, et il était plus doué pour les oeuvres de l'esprit que pour les besognes matérielles. Mais c'était un homme de devoir et qui ne se dérobait pas devant un travail à faire ou un service à rendre. C'est ainsi qu'il s'est plié de son mieux aux routines du ministère, alors que ses goûts le portaient vers d'autres tâches, dont tous ne comprenaient pas comme lui l'utilité. Par ailleurs, son jugement était bon et il savait pénétrer les dessous de bien des situations. Pour le reste, il était d'une grande dis­crétion, et les carnets où il a noté fidèlement les menus incidents de chaque journée ne nous livrent aucune confidence sur ses états d'âme. Sa vie intérieure est restée un secret entre Dieu et lui. Qu'il nous suffise de constater qu'elle a été de taille à animer toute une existence de foi, de science et de dévouement
J.P. Bouchaud

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