LE P. CHARLES VOGLER
DE LA MISSION DU BAS-NIGER
décédé à Onitsha, le 10 juillet 1910
(Not. Biog. V p. 18-24)


Le P. Vogler arriva dans la mission du Bas-Niger, vers la fin de 1895. Il eut la bonne fortune de rencontrer à Akassa le P. Bubendorf, qui administrait la Préfecture depuis le départ du R. P. Lutz pour l'Europe. Les deux Pères remontèrent le Niger sur le « Soudan », bateau de la Niger Company, qui les mena jusqu'à Abutshi. Là, le P. Xavier, prévenu, vint les chercher en pirogue pour les conduire à Onitsha. Quelle joie exubérante! Quelle bruyante réception à l'arrivée du nouveau Père! Tous nos chrétiens et nos enfants, accourus sur la berge aux cris de « Fâdâ ofu! Fâdâ ofu! Un nouveau Père! Un nouveau Père! », de lui serrer la main en disant « Na! Na! Soyez le bienvenu !» Comme l'Afrique semblait belle, alors, au cœur enthousiaste du nouvel arrivant. Hélas! les souffrances allaient bientôt venir, le disciple n'est pas plus que le Maître; la croix est le partage de l'apôtre, c'est par elle qu'il sauve les âmes. La croix fut parfois lourde aux épaules. du P. Vogler, mais nous verrons qu'il la porta vaillamment.

Après avoir payé son premier tribut à la fièvre, qui le tint au lit durant les fêtes de Noël, il se mit avec ardeur au saint ministère. Ils n'étaient que quatre Pères pour desservir les trois stations de la mission et la besogne ne manquait pas.

En février 1896, une bien triste nouvelle arrive de France c'est la mort du bon P. Lutz, fondateur de la mission et Préfet apostolique. La situation est tellement critique que pendant quatre ans la mission reste sans Préfet. Le P. Bubendorf exténué, rentre en Europe et est remplacé quelque temps par le P. Kuntzman. Bientôt la disette sévit, les choses les plus nécessaires manquent, et les PP. Ganot et Elertzcheid tombent très gravement malades. Le dernier meurt en juillet, donnant à ses confrères rendez-vous au ciel. Cette première mort vue en Afrique n'est pas sans causer une vive impression sur le P. Vogler. Pour comble d'infortune, le P. Kuntzman, lui-même malade rentre en Europe et voilà le P. Vogler, supérieur intérimaire après seule­ment six mois d'Afrique. Heureusement ce ne fut que pour quelques mois, jusqu'au retour du P. Bubendorf. C'en fut assez cependant pour montrer ses qualités de bon religieux et en particulier sa fidélité à la règle. Le P. Vogler fut avant tout un homme de règle, suivant à la lettre les constitutions dans tout ce qui avait rapport aux retraites aux règlements généraux ou particuliers. Ce lui était toujours pénible quand une circonstance imprévue le forçait à changer son règlement particulier, l'heure de son bréviaire ou de sa lecture spirituelle. N'est-ce pas à cette vie ordonnée qu'il faut attribuer le bien que le P. Vogler a fait ?

Avec lui se continue l’œuvre de conversion des protestants du Wharf, si heureusement commencée par le regretté P. Lutz. De plus ci plus nombreux ils viennent se faire instruire et recevoir à l'abjuration. Cela ne fait pas l'affaire (les ministres qui défendent à leurs enfants de venir chez nous. Mais ce ne sont pas seulement les enfants: les catéchistes protestants eux-mêmes, se dépouillent, de leurs blouses bleues à vastes manches, pour se faire instruire chez les missionnaires. Déjà, le bon P. Kuntzman avait eu le bonheur d'instruire et de baptiser, pendant son court séjour ici, trois des principaux catéchistes d'Onitsha. Le Révérend Bennet, le ministre protestant est furieux. Il se démène comme un possédé pour ramener les ouailles à son temple. Nouveau Jean-Baptiste, il s'en va en grande cérémonie sur les bords du Niger et baptise par immersion ses adeptes, au grand ahurissement des païens et des musulmans réunis sur la place; il lance un libelle imprimé contre les « Rôman », où l'injure et la sottise se disputent le prix; enfin, il jette l'interdit sur notre Mission, défendant aux siens d'avoir aucun rapport avec nous, même pour le marché... Hélas ! rien n'y fait, c'est lui qui reste «interdit »... De plus en plus, les protestants, indignés de sa conduite, le quittent pour venir à nous. A chaque abjuration, le canon tonne, portant aux oreilles de M. Bennet l'annonce d'une nouvelle victoire des « Rôman ».

En janvier 1899, après quatre années d'attente, la Mission de S. Nigeria a enfin un chef dans la personne du dévoué P. Pawlas, dont tous les anciens parlent encore aujourd'hui avec une sincère affection. Sous un tel chef, travailler est un plaisir et, lors des fêtes de Pâques, le P. Vogler constate dans le journal de la communauté que le bon Dieu bénit les travaux de ses missionnaires, car tous nos chrétiens, excepté deux, ont fait leurs Pâques.

Après la lutte contre les protestants allait commencer une autre lutte, autrement terrible, contre certains agents de la Niger Company qui ne voulaient rien moins que nous chasser du pays, ou tout au moins du terrain que nous occupions. Avec une escorte de soldats, l'un de ces agents s'en va trouver le roi d'Onitsha pour qu'il nous retirât le terrain qu'il nous avait donné au bord du Niger. La Compagnie veut se réserver toute la rive pour empêcher l'installation de nouvelles factoreries. Pour faire plus d'impression sur les Onitshas, la factorerie d'Onitsha est supprimée. Mais le roi, après s'être laisse circonvenir dans un moment d'ivresse, regrette son acte et renvoie les papiers de la Compagnie. Lui et les siens nous font savoir que toutes les démarches de la Compagnie ne servent de rien et qu'ils sont prêts a nous défendre, armes à la main, si c'est nécessaire.

Bientôt cependant, toutes ces tracasseries prennent fin, car, avec le 1er janvier 1900, cesse le règne de la Royal Niger Company. Son drapeau bleu, où se lit sa devise : Ars. Pax. Jus, est partout amené et le drapeau anglais hissé à sa place. Le Gouvernement anglais prend lui-même en main la direction de la colonie de Southern Nigeria. .

Ce fut pour tous une grande joie et une vraie dé délivrance. Mais les émotions de ces derniers temps avaient fort affaibli les santés. Le P. Vogler, qui avait failli succomber à une attaque d'hématurie, est envoyé se reposer à Freetown; il devait accompagner jusque-là le Frère Barnabé, qui, lui, est encore très malade et doit aller se refaire en Europe. Hélas, le pauvre Frère meurt en mer d'un accès d'hématurie, comme le bateau allait arriver en vue de Sierra-Leone. On arrête un instant les machines, le corps du pauvre confrère défunt est apporté sur le pont; devant les officiers et marins, tous respectueux et recueillis, le P. Vogler récite les dernières prières, le suprême adieu de l'Église à ses enfants, puis le corps est descendu doucement dans les flots.

A son retour à Onitsha, le P. Vogler ne devait plus trouver le bon P. Pawlas, il était mort le 15 mars. C'était vraiment une époque de deuil; en douze mois, la Mission avait perdu six de ses membres, Pères, Frères ou Sœurs.

L'arrivée du R. P. Lejeune, comme Préfet apostolique, fut une résurrection. Le vieux vétéran du Gabon, consterné à la vue des pauvres installations de la Mission, décida immédiatement de nouvelles constructions. La première maison sera pour les Sœurs si éprouvées par la mort récente de deux des leurs. En quelques semaines, toute la Mission est transformée en chantier, des ouvriers, des briquetiers, des maçons, des charpentiers sont engagés. Le P. Vogler présidait à la confection et a la cuisson des briques, tandis que le P. Lejeune allait et venait dans sa véranda, commandant par ci, gourmandant par là, ayant grand soin que tout son monde travaillât et que personne ne restât inactif. Parfois, il lui fallait paraître devant le juge à Araba, car il n'était pas tendre pour les fainéants, et les « gentlemen » nègres de ce pays sont très prompts à engager un « lawsuit ». Mais le P. « Gaboun », comme on l'appelait, en rusé Normand qu'il était, sut toujours gagner ses procès, sinon en première instance, à Araba, du moins en seconde, à Lagos.

En dépit de tous les palabres, des maisons d'habitation confortables et saines sont bâties à Aguleri, à Onitsha Ville, à Onitsha Wharf. Des écoles neuves s'élèvent partout. Deux nouvelles missions, Calabar et Dekina, sont fondées. Le P. Vogler fut aussi un précieux auxiliaire du P. Lejeune pour les travaux sur la langue Ibo. Les deux Pères, de concert avec les autres confrères et les catéchistes de la Mission, rédigèrent un nouveau Catéchisme que le P. Vogler fut chargé d'aller faire imprimer en Europe. Cet ouvrage est encore le meilleur travail que la Mission ait produit en langue indigène. Le P. Vogler a travaillé encore a la confection d'une grammaire et d'un dictionnaire, dont nous avions grand besoin, mais la mort ne lui a pas permis de terminer ces deux ouvrages.

A son retour d'Europe, en 1904, le Père trouva le R. P. Lejeune aussi vaillant qu'autrefois, mais déjà atteint à la gorge par ce terrible abcès qui devait sitôt, hélas ! nous l'enlever. Le R. P. Préfet est obligé de rentrer en 1905 et le P. Vogler est nommé administrateur de la Mission. La tâche n'était pas facile, car la caisse était vide; le P. Lejeune devait la remplir et il l'eût certainement fait, mais la mort ne lui en laissa pas le temps. Le P. Vogler, qui était resté Procureur, se trouva alors dans une situation critique, car il n'est pas facile de donner quand on n'a rien. Il en écrivait à un jeune Père qui n'avait pas encore un an d'Afrique « Comme confrère, je ne me suis jamais plaint de vous. Malheureusement, j'ai une seconde personne en moi, c'est celle du procureur, et cette seconde personne a eu souvent à lutter contre ceux qui viennent trop près de la bourse. Je ne m'en fais pas trop de bile, car je sais que les Procureurs, comme tels, ont toujours maille à partir avec leurs confrères. Mais, que voulez-vous, les circonstances actuelles me forcent à être un peu sévère. »

Ce fut, ce moment de privations et de souffrances morales et physiques que la divine Providence choisit pour un épanouissement imprévu et inespéré de nos oeuvres apostoliques. Les expéditions du Gouvernement anglais avaient soumis tout le pays. D'immenses contrées, où le Blanc n'était jamais allé, vinrent nous demander de venir chez elles fonder des écoles. Non pas, certes, que ces peuples lussent tout d'un coup, devenus amoureux de littérature ou de calligraphie. Mais l'école, c'était pour eux un épouvantail pour leurs ennemis et un lieu de refuge assuré, en cas de guerre avec le Gouvernement. Durant l'année 1906, il n'y eut guère de semaines qu'il ne nous arrivât quelque députation de chefs de l'intérieur. Ils nous venaient couverts des insignes de leurs dignités : chéchia, lance de fer forgé, corne d'ivoire. Derrière eux suivaient leurs serviteurs et leurs jeunes gens portant comme présents : chèvres, vin de palme, ignames.

Confiant en la Providence, le P. Vogler, malgré les difficultés du moment, ne crut pas devoir refuser les moyens de faire le bien qui nous étaient si soudainement offerts. Alors commencèrent pour lui et tous ceux qui étaient avec lui ces glorieuses campagnes apostoliques qui ont amené la création de Saint-Micliel d'Ozubulu et de plusieurs écoles qui comptent aujourd'hui de nombreux chrétiens et catéchumènes.

Cette confiance du P. Vogler dans la Providence ne fut pas trompée. Le Gouvernement anglais, voyant le travail que nous faisions, entreprit de nous aider effectivement pour nos écoles. Jusque-là, il ne nous donnait qu'une subvention insignifiante. Nous reçûmes, désormais, un secours important proportionné au nombre des élèves et aux notes d'examen. Grâce, en partie, à ce secours, de nouvelles Missions sont fondées et des écoles-chapelles ouvertes de tous côtés.

Pendant ce temps, sous la direction du P. Vogler, reprenait au Wharf même une nouvelle vie. La Société de Saint-Vincent de Paul et la Congrégation de la Sainte-Vierge, fondées par lui ou par son ordre, prospéraient et faisaient de nos chrétiens et de nos jeunes gens des hommes de conviction. Pour leur donner aussi les honnêtes récréations requises par leur âge, nous avions fondé une musique instrumentale et une musique vocale, et le succès de nos fêtes religieuses récompensait le P. Vogier de toutes ses peines.

En 1908, le P. Vogler quittait Onitsha, où il se dépensait depuis bientôt quatorze ans, pour aller fonder la nouvelle Mission d'Igbariam. Il accepta de bon cœur ce changement et partit s'installer dans l'intérieur avec tout l'enthousiasme d'un jeune. Il a vécu là près d'un an et demi. Avec une équipe de charpentiers et de briquetiers, il a bâti une magnifique école-chapelle qui pourrait contenir 2.000 personnes. Il a préparé des briques pour une belle maison d'habitation. Pendant ce temps, il vivait dans une pauvre hutte en terre et en chaume.

Toutes ces occupations ne l'empêchaient pas de surveiller de près son école et de catéchiser, chaque matin après sa messe, 70 on 80 adultes. Tout faisait espérer pour lui un ministère fructueux, quand à la fin de juin de cette année (1910), le pauvre Père dut se coucher atteint d'un fort accès de fièvre hématurique ; le P. Treich, accouru d'Aguleri, lui donna les derniers sacrements. Sitôt prévenu, le R. P. Shanahan envoya an steamer d'une factorerie pour le faire transporter à Onitsha. A l'hôpital européen d'Onitsha, le P. Vogier reçut les bons soins d'un docteur qui nous est très dévoué. On réussit à couper l'hématurie, mais le malade se plaignait toujours d'un point douloureux à l'estomac. C'était un cancer. Tous les soins furent inutiles et le pauvre Père expirait le dimanche 10 juillet, au matin, après avoir reçu pendant la nuit, du P. Xavier, les dernières consolations de la religion.

Cette mort a causé une très vive impression â Onitsha. Le P. Vogler était très aimé des noirs. Ils ont compris la perte qu'ils avaient faite et sont venus le témoigner à leur façon, par leurs cris et leurs larmes, leurs prières et leurs cantiques, auprès de sa dépouille mortelle. Plus de quinze cents personnes ont assisté aux obsèques; tous. nos chrétiens et nos enfants et, au moins, trente Blancs, c'est-à-dire tous les Européens d'Onitsha. Le Gouvernement était largement représenté et les ministres protestants, eux-­mêmes, se trouvaient au cimetière. Tous, en un mot, ont tenu à rendre hommage à cet homme de devoir que fut le P. Vogler. Pendant quatorze ans, il sut rester inébranlable à son poste, au milieu du combat. C'est là qu'il est tombé, voulant faire jusqu'au bout la volonté de Dieu, espérant tout de sa honte. Nous en avons la douce confiance, sa vie de lutte, de souffrance et de labeur lui a valu là-haut la récompense promise au bon soldat du Christ.
Victor Duhazé.

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